La cité morale des économistes
Essai sur la portée politique de la science économique

Mon e-livre par Antoine Fréjaville

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Annexe : L'argument de Hayek


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Dans cet ouvrage, nous nous demandons pourquoi les individus mis en scène par les économistes ne recherchent pas consciemment le bien public, et nous répondons que c'est pour des raisons morales et politiques.
Mais quand on pose la même question à des économistes, ils répondent en général que c'est pour des raisons cognitives : les individus ne sauraient pas comment atteindre le bien public parce qu'aucun d'entre eux ne dispose de l'information qu'il faudrait avoir pour agir de manière adéquate. Cette réponse est en fait celle de Hayek. Pour défendre notre point de vue, nous devons donc discuter cet argument chez Hayek.
Dans sa formulation la plus générale, l'argument est celui ci : " désirer faire du bien ne produira pas le maximum pour la communauté "DLLT3p201
Un peu plus précisément, l'idée défendue par Hayek est celle qui était défendue par Adam Smith 200 ans auparavant : Il serait " présomptueux " pour l'homme d'Etat de se croire assez informé pour pouvoir réaliser consciemment le bien public. Au contraire des intérêts particuliers, dont l'harmonie conduit spontanément à ce même bien public, sa volonté politique ne peut gérer un système aussi complexe qu'une économie.
Avant d'entrer dans le détail il nous semble nécessaire, pour clarifier le débat, de faire une remarque importante : l'argument de Hayek est revendiqué aujourd'hui par deux groupes de personnes tout à fait différents :
- une petite minorité d'économistes de tradition classique et marxienne, qui cherchent à modéliser la coordination par les prix, en la reliant par exemple aux hypothèses mises en avant par Marx (la production précédent la vente, ou le caractère monétaire des transactions).
- une grande majorité d'économistes de tradition néoclassique, pour qui l'argument de Hayek donne du sens aux modèles de Walras et de ses successeurs. Comme notre travail traite de cette tradition néoclassique, et plus largement de l'économie 'mainstream', c'est en ayant les vues de ce second groupe à l'esprit que nous allons examiner l'argument de Hayek.
Si on le met en regard de l'évolution de la science économique pendant les dernières décennies, l'argument de Hayek paraît étrange ; exotique même. En effet, il repose sur l'idée que chaque individu ne connaît que peu de chose de son environnement économique. Plus exactement, il ne connaît que les prix, et les prix doivent donc contenir toute l'information dont il a besoin. Par contraste, les modèles économiques récents supposent que chaque individu sait tout de son environnement économique. En particulier, l'hypothèse très généralement faite que les agents forment des anticipations rationnelles, implique que chaque agent connaît parfaitement à la fois les mécanismes économiques, et les préférences et les techniques de tous les autres agents. Il en sait donc autant que le superordinateur idéal d'une économie centralement planifiée . Cette hypothèse est donc exactement contraire à l'idée de base de Hayek.
Pourquoi, dans ces conditions, se donner la peine de discuter un argument qui paraît obsolète ? C'est parce que curieusement, cette évolution récente de la science ne l'a pas fait disparaître, et ne semble même pas avoir affaibli sa renommée.
Il nous semble donc que la survie et la prospérité rhétorique de l'argument de Hayek, malgré son absence de justification analytique (dans le cadre de la théorie néoclassique contemporaine s'entend) s'explique par le fait qu'on lui attribue une étendue supérieure à sa portée réelle. C'est ce que nous allons essayer de montrer maintenant.
Hayek a présenté son idée de la manière la plus directe dans son célèbre article de 1944 " The use of knowledge in society "
L'article commence ainsi :
" Quel problème cherchons nous [c'est à dire nous les économistes] à résoudre lorsque nous essayons de construire un ordre économique rationnel ? A partir de certaines hypothèses familières, la réponse est assez simple. Si nous possédons tous les renseignements utiles, si nous partons d'un système de préférences donné, et si nous avons une connaissance complète des moyens disponibles, le problème qui est posé est purement logique "p118 (souligné par nous). Puis Hayek souligne que le problème auquel " la société doit faire face " n'est pas le même, puisque, à la différence du modélisateur, chacun des agents n'a qu'une connaissance fragmentaire de ces données : il ne connaît au maximum que ses propres préférences et s'il est producteur, sa propre technologie. De ce fait :
" Le problème économique d'une société….[est] plutôt d'obtenir la meilleure utilisation possible des ressources connues par n'importe lequel des membres de la société, à des fins dont l'importance relative est connue de ces individus et d'eux seuls. Ou, pour résumer, il s'agit d'un problème d'utilisation de la connaissance, laquelle n'est donnée à personne dans sa totalité "118-119. Pour Hayek, le problème auquel doit faire face la société est celui de la " division de l'information " entre ses différents agents
La solution, pour diviser l'information, est d'utiliser le " système des prix " : " Le simple fait qu'il existe un prix pour chaque bien…détermine la solution qui (du point de vue intellectuel) aurait été celle à laquelle un agent unique serait arrivée, en possédant toute l'information qui est en fait dispersée entre tous les agents impliqués dans ce processus "p129
Hayek prend l'exemple de l'étain :
" Supposons qu'apparaisse dans le monde, une nouvelle opportunité pour l'utilisation d'une matière première, par exemple l'étain, ou qu'une des sources de production de l'étain ait disparu. Il importe peu pour notre propos - et il est significatif que celà importe peu - de savoir laquelle de ces deux causes a rendu l'étain plus rare "p128. Le résultat sera une augmentation du prix de l'étain, ce qui provoquera des conséquences en cascade, et notamment le remplacement de l'étain par d'autres matériaux dans certaines utilisations " sans que la grande majorité de ceux qui auront été à l'origine de ces substitutions sache quoi que ce soit de la cause première de ces changements "p128. Grâce au système de prix, les agents peuvent agir sans connaître les données économiques (préférences et technologies des autres agents) connaissance qu'ils n'auraient jamais eu le temps, ni la capacité d'acquérir.
Ce qui permet aux prix de guider les actions des agents, c'est la concurrence, que Hayek assimile à une " planification décentralisée " " La concurrence doit être vue comme un processus par lequel les gens acquièrent et communiquent de la connaissance " [d'où vient cette citation ?] Si on reprend l'exemple de l'étain, c'est la concurrence qui va pousser les demandeurs potentiels à économiser l'étain devenu plus cher, et à demander, à la place, un autre produit
Il nous semble qu'il y a dans cet article deux idées, dont chacune est destinée à lutter contre une forme de socialisme (le socialisme, dans son sens le plus large, étant alors déjà la cible des critiques de Hayek).
- D'abord, grâce au système de prix, les agents peuvent produire et échanger efficacement sans que personne n'ait à connaître les préférences et les technologies des autres
- Et ensuite, il est inutile d'avoir recours à un " commissaire priseur ", pour modifier les prix en direction de l'équilibre.

1) Grâce au système de prix, les agents peuvent produire efficacement, sans que personne n'ait à connaître les préférences et les technologies des autres agents.
Avec cette idée, Hayek combat les projets de planification socialiste dans lesquels un 'centre' connaissant les offres et les demandes de tous les agents et ayant calculé les prix et les quantités d'équilibre, produit et distribue les marchandises demandées par les agents. Dans une telle économie, les prix ne sont rien d'autre que des 'bons de caisse' qui servent aux individus à retirer les marchandises qu'ils ont demandées.
Hayek rappelle qu'un tel projet est utopique puisque personne ne peut se targuer de connaître les préférences des individus, qui sont des informations privées. Personne n'est 'omniscient'. Mais son apport essentiel est de montrer que, grâce au système de prix, ce que le 'centre' ne peut pas faire (produire et/ou échanger les quantités d'équilibre), les agents privés y parviennent aisément, sans avoir aucun besoin de connaître autre chose que leurs propres préférences ou leur propre technologie.
T.Koopmans a présenté à ce sujet, un petit exemple très parlant :
" Reprenons… l'exemple classique d'un homme qui combine ses décisions de production et de consommation : Robinson Crusoë. Afin de rester dans les deux dimensions qui permettent de tracer des figures, considérons seulement deux biens, le travail fourni par Robinson, et la nourriture qu'il en retire "(p19)


Robinson aime à la fois la nourriture et le loisir, ce qui est exprimé par les courbes U0 , U1 , U2 …
U0 représente l'ensemble des paniers qui permettent tout juste à Robinson de survivre.
D'autre part, Robinson produit de la nourriture avec du travail, c'est à dire en sacrifiant du loisir. La ligne 0,f représente la frontière des possibilités de production
x représente le choix de Robinson, qui produira, au prix du sacrifice d'une partie de son loisir, la quantité qui rend sa satisfaction maximum (la seule qui lui permette s'atteindre U1 , U2 restant inaccessible). En x, le TMS entre la consommation et le loisir est égal à la pente de la frontière des possibilités de production.
Si on suppose que cette pente est déjà déterminée et connue de Robinson, on peut comparer sa situation à celle d'une entreprise :
" Puisque nous nous intéressons aux méthodes et aux concepts, pas à Robinson, nous discuterons une situation ou il existe un système de prix qui permettra la séparation des décisions de Robinson-entrepreneur, et celle de Robinson-consommateur et travailleur…. Robinson peut séparer ses décisions d'offre du produit et ses décisions de consommation de la façon suivante : il se sert de la pente de la droite de séparation pour définir deux prix, qui ne soient pas tous les deux nuls, un prix pour le travail (taux de salaire) et un prix pour la nourriture.
- en tant qu'entrepreneur, il choisit sur l'ensemble de production le point (x) qui maximise son revenu
- il transfère au Robinson-consommateur ce revenu comme provenant du non-travail [le profit]. L'ensemble qu'il [le Robinson travailleur-consommateur] peut atteindre, se trouve " en dessous " ou sur la ligne L. Puisque le choix d'un meilleur point de cet ensemble le ramène de nouveau au point x, la séparation des deux fonctions de décision a fait prendre aux deux Robinsons des décisions compatibles "(p22)


On voit que, au prix d'équilibre, l'entrepreneur vend la même quantité, et le consommateur consomme la même quantité, que si ils étaient omniscients, l'omniscience étant ici représenté par Robinson. L'entrepreneur ignore désormais les préférences du consommateur (" il peut effacer de sa mémoire toute connaissance des préférences ") mais il produit la quantité demandée. Il lui suffit de connaître sa technologie (son ensemble de production) comme le consommateur connaît ses propres préférences et ignore la technologie.

2) Les prix guident les actions des agents, ce qui permet une modification de ces prix vers les prix d'équilibre
Avec cette idée, Hayek combat le 'socialisme de marché' à la Oscar Lange, dans lequel le 'centre' joue consciemment le rôle du " commissaire priseur " et modifie les prix en fonction des demandes nettes des différents biens, jusqu'à l'équilibre.
Pour Hayek, ce tâtonnement se fait tout seul sans que quiconque (et surtout pas un 'centre') ait à connaître tous les prix sur tous les marchés. Il suffit que certains agents connaissent suffisamment les prix de certains produits pour se livrer aux activités d'arbitrages qui contribuent à conduire à l'équilibre.
L'exemple de l'étain donné par Hayek, bien qu'il reste très flou, peut ainsi se lire comme l'exemple d'un arbitrage Telle source d'étain se tarit, l'étain devient donc localement rare et a momentanément deux prix. Mais grâce à l'activité des arbitragistes qui vendent l'étain là ou il est bon marché et le revendent là ou il est cher, l'étain retrouve un prix unique. Hayek prend d'ailleurs comme exemple d'une connaissance privée inaccessible au 'centre', le savoir de " l'arbitragiste qui tire profit de différences locales dans le prix des biens "(p122).
Walras avait déjà étudié le rôle de l'arbitrage dans le tâtonnement, et il avait illustré ce rôle par un petit exemple très parlant : Il s'agit d'échanger trois marchandises (A), (B) et (C).
" … représentons nous un marché sur lequel arrivent, d'un côté des gens qui ont de la marchandise (A) et qui sont disposés à en céder une partie pour se procurer de la marchandise (B) et une partie pour se procurer de la marchandise (C) ; d'un autre côté des gens qui ont de la marchandise (B) et qui sont disposés à en céder une partie pour se procurer de la marchandise (A) et une partie pour se procurer de la marchandise (C) ; d'un autre côté enfin, des gens qui ont de la marchandise (C) et qui sont disposés à en céder une partie pour se procurer de la marchandise (A) et une partie pour se procurer de la marchandise (B) " EEPPp156
Il y aura donc trois marchés partiels ou " spéciaux " dans le langage de Walras :
- un marché du (A) contre (B)
- un marché du (A) contre (C)
- un marché du (B) contre (C)
Sur chaque marché partiel, la confrontation de l'offre et de la demande aboutira à un prix d'équilibre partiel.
" Dans les conditions ci-dessus définies, il y aurait bien sur le marché, un certain équilibre des prix des marchandises deux à deux ; mais ce ne serait là qu'un équilibre imparfait. L'équilibre parfait ou général du marché, n'a lieu que si le prix de deux marchandises quelconques l'une en l'autre est égal au rapport des prix de l'une et l'autre [en la troisième] "p163
Ce sont les arbitrages qui vont permettre de parvenir à cet équilibre général.
" Nous imaginerons, pour bien fixer les idées, que le lieu qui sert de marché pour l'échange de toutes les marchandises (A), (B), (C), […] ait été divisé en autant de […] marchés spéciaux [3, dans l'exemple de Walras] désignés par des écriteaux sur lesquels on aurait indiqué le nom des marchandises qui s'échangent et les prix d'échange déterminés mathématiquement [les prix d'équilibre partiel] "p ?
La lecture des écriteaux va faire comprendre aux agents qu'ils peuvent réaliser des gains d'arbitrage.
" Pour achever d'éclaircir ce point par des nombres concrets, supposons pc,b = 4 , pc,a = 6 , pb,a = 2 "p165
Prenons par exemple la cas d'un porteur de B qui veut du C. Si il échange directement son B contre du C, en cédant 4 unités de B, il aura 1 unité de C. Il a plutôt intérêt à échanger ses 4 unités de B contre 8 unités de A ; puis à échanger les 8 unités de A contre 1,3 unités de C (environ).
" On voit par là que, dans le cas ou pc,b pc,a /pb,a , l'équilibre du marché n'est pas général, et qu'il s'y fait des arbitrages dont le résultat est une baisse de pc,b , une hausse de pc,a et une baisse de pb,a . "p169
Ce qui est important c'est que, grâce à ces arbitrages, un prix unique de chaque marchandise est déterminé : le prix d'équilibre général.
En outre, bien que Hayek ne le dise pas clairement, l'activité d'entreprise peut être regardée comme une activité d'arbitrage d'un genre particulier. En effet, quand le prix de marché d'une marchandise est supérieur à son coût de production, cette marchandise a en quelque sorte deux prix : un prix de vente, et un prix de revient. L'entrepreneur achète la marchandise là ou elle est peu chère (l'usine) et la revend là ou elle est chère (la boutique), et cette activité rapproche le prix de revient du prix de vente, jusqu'à égalisation des deux prix à l'équilibre.
Donc le marché, grâce à l'activité d'arbitrage qu'il encourage, de la part d'agents dont chacun n'a la connaissance que des prix d'un ou deux secteurs d'activité, permet une modification de ces même prix, un tâtonnement spontané qui rapproche perpétuellement les prix courants des prix d'équilibre (du moins, c'est l'intuition de Hayek, car ce résultat n'a pas été démontré).

Discussion

L'argument général de Hayek se présente comme un syllogisme :
Le système des prix permet de parvenir au bien public ;
le système des prix est une institution 'spontanée' ;
donc les institutions spontanées permettent de parvenir au bien public.
Hayek, dans l'ensemble de son œuvre, oppose en effet les institutions 'spontanées' (comme le système des prix, le langage…) aux institutions délibérément mises en place ou 'constructions' (comme la planification, la comptabilité nationale…). Hayek cherche à montrer que les institutions spontanées sont, par nature, plus efficaces que les constructions. Il utilise, pour ce faire, des arguments généraux que nous n'aborderons pas ici. Nous bornerons notre discussion au rôle des prix.
Tout d'abord, bien que Hayek ne le dise clairement à aucun moment de son article, le bien public qu'il retient, c'est l'équilibre général walrasien, ou au moins un état de l'économie qui s'en rapproche. C'est là que parvient 'spontanément' l'économie, comme si elle était guidée par un planificateur omniscient.
Ensuite, la notion de 'système de prix', nous semble assez floue, au moins dans le cadre de l'économie néoclassique. Il nous semble que le 'système de prix', ce ne peut être que deux choses :
- le vecteur des prix.
- le tâtonnement, c'est à dire le mécanisme qui conduit les prix courants à se rapprocher des prix d'équilibre.
Ces précisions apportées, on peut reformuler chacune des deux idées de Hayek que l'on a distinguées ci-dessus :

1) Aux prix d'équilibre, les agents peuvent offrir et demander les quantités d'équilibre sans connaître les préférences et les technologies d'autrui
Et
2) Le tâtonnement menant vers ces prix d'équilibre, peut être réalisé par les actions spontanées des arbitragistes et des entrepreneurs.
Ce sont ces deux propositions que nous devons examiner l'une après l'autre.
1) Aux prix d'équilibre, les agents peuvent offrir et demander les quantités d'équilibre sans connaître les préférences et les technologies d'autrui.
Bien que Hayek insiste sur le rôle des entreprises, cette proposition n'a pas de rapport avec l'activité productive, et s'exprime tout aussi bien dans une économie d'échange pur. En effet, analytiquement, les technologies sont en quelque sorte les 'préférences' des entreprises, et par ailleurs, ainsi que le notait Walras lui même, l'échange avec production (par des entreprises) est l'équivalent d'un " échange de services contre des services " entre les ménages.
La proposition de Hayek signifie donc qu'aux prix d'équilibre, les agents choisissent d'offrir et de demander les quantités d'équilibre, c'est à dire celles qui entraînent l'égalité des offres et des demandes sur tous les marchés. Ici, Hayek a tout à fait raison : la simple connaissance des prix d'équilibre permet que les agents choisissent les quantités adéquates. Sans connaissance de ces prix, ils ne pourraient le faire, et il faudrait qu'un 'centre' omniscient, leur indique quelles sont ces quantités qu'ils doivent vendre et acheter. Donc, en effet, les prix (d'équilibre) permettent d'économiser l'information sur les préférences et les technologies, information qu'aucun planificateur voulant réaliser 'consciemment' les échanges d'équilibre, ne serait en mesure de collecter.
Notons cependant que ceci est vrai, que les prix d'équilibre résultent de l'action consciente des fonctionnaires socialistes (de marché), ou de l'action 'spontanée' des arbitragistes et des entrepreneurs d'une économie libérale. La première idée à elle seule, ne peut servir à illustrer les bienfaits des institutions spontanées. D'une manière générale, on ne voit pas du tout pourquoi des socialistes seraient moins désireux d'économiser l'information que des partisans de la libre entreprise. (en supposant toujours que le but des uns et des autres est de se rapprocher de l'équilibre général walrasien).

2) Le tâtonnement menant vers ces prix d'équilibre, peut être réalisé par les actions spontanées des arbitragistes.
Pour aboutir à son argument en faveur des institutions spontanées, Hayek doit donc encore montrer que le tâtonnement est plus efficace quand il est réalisé par des agents économiques recherchant le profit, que quand il est réalisé par un commissaire priseur conscient.
Or, nous ne pensons pas exagérer en écrivant que Hayek ne démontre rien de tel. Il nous paraît significatif que, alors que son article suit de un an le livre d'Oscar Lange consacré au socialisme de marché, il fait comme si les socialistes refusaient le tâtonnement, et voulaient parvenir aux quantités d'équilibre sans passer par les prix d'équilibre .
Plus précisément, Hayek met en avant le rôle des arbitragistes et des entrepreneurs, qui économiseraient l'information en utilisant leur connaissance locale des prix. Mais dans une version socialiste du tâtonnement, ni les uns ni les autres ne seraient nécessaires, ni même utiles.
Les arbitragistes seraient inutiles car un 'commissaire-priseur' socialiste choisirait un numéraire, et ne crierait qu'un prix (en numéraire) pour chaque bien. On peut évidemment provoquer l'intervention des arbitragistes " si en vue de laisser les arbitrages se faire, on crie m(m-1) prix des m marchandises 2 à 2 […] "EEPPp177. Mais si on crie simplement les m prix des m marchandises en numéraire comme le fait Walras, les arbitrages sont déjà réalisés au départ.
Une facette de l'activité des entrepreneurs serait également inutile si on reprend l'idée d'A.Rebeyrol (voir chapitre 3) de crier pour prix des biens, leurs coûts de production. Alors, les 'arbitrages' entre le 'prix de revient' et le 'prix de vente' des produits, sont déjà réalisés au départ.
Donc, dans le socialisme de marché, les informations privées mises en avant par Hayek n'ont même pas besoin d'apparaître. Celles ci ne sont utiles que si le tâtonnement est spontané.
Ceci ne signifie pas que le socialisme de marché soit sans défaut. Comme l'a remarqué incidemment J. van Daal (voir chapitre 4), il impliquerait un embrigadement sans faille des travailleurs/consommateurs convoqués pour participer eux même à un tâtonnement centralisé géant. Mais on sort alors de la critique de Hayek qui porte sur l'information.
Il nous semble que c'est parce qu'il ne peut pas démontrer la plus grande efficacité d'un tâtonnement spontané sur le socialisme de marché qu'Hayek est conduit à la fin de son article, à modifier légèrement son propos, et à faire l'apologie des institutions spontanées en tant que telles : " Ce qu'il y a de merveilleux dans un cas comme celui de la rareté d'une matière première, c'est que sans qu'il y ait eu d'ordre initial, sans que plus qu'une poignée d'acteurs ait su la cause initiale, des dizaines de milliers de gens dont l'identité ne pourrait être connue que par des mois d'investigation sont conduits à utiliser la matière première, ou ses produits dérivés, avec d'avantage de retenue, et que, ce faisant, ils agissent de façon adéquate. Ceci est en soit une merveille "(p130)
Ce que Hayek décrit ici : le rôle allocatif des prix, serait tout aussi exact si les prix étaient déterminés par le tâtonnement conscient du 'socialisme de marché'. Mais il est probable que Hayek ne le trouverait plus " merveilleux ". Il semble donc que, pour lui, le caractère spontané d'un mécanisme le rende, par là même, plus digne d'admiration.
L'argument de Hayek et la politique économique
Le " véritable " argument de Hayek, est donc le 1) : aux prix d'équilibre, les agents peuvent offrir et demander les quantités d'équilibre sans connaître les préférences et les technologies d'autrui. Examinons la portée politique de cet argument : dans quelle mesure permet il de combattre les politiques 'interventionnistes', ces interventions directes dans l'économie contre lesquelles luttent Hayek et les autres économistes. On peut faire une petite liste de ces politiques en examinant celles auxquelles l'argument de Hayek permet de s'opposer, et celles auxquelles l'argument de Hayek ne permet pas de s'opposer.
Les politiques interventionnistes auxquelles l'argument de Hayek permet de s'opposer
Il s'agit de toutes les politiques de fixation administrative des prix telles que la fixation d'un salaire minimum, d'un prix maximum pour les biens de subsistance (par exemple le pain) ou encore de prix agricoles garantis. L'argument de Hayek permet de comprendre que, n'ayant pas d'autres guides que les prix pour choisir les quantités qu'ils offrent et qu'ils demandent, les intervenants sur ces marchés vont, en cas de rigidité de tel ou tel prix choisir des quantités différentes, provoquant du chômage, des pénuries, des excédents agricoles…
Les politiques auxquelles l'argument de Hayek ne permet pas de s'opposer
On peut, sans faire de liste exhaustive, mentionner quelques unes de ces politiques que l'argument de Hayek ne permet pas de critiquer.
Les politiques de fixation des quantités offertes ou demandées, telles que l'horaire de travail maximum, le " closed shop " (monopole syndical à l'embauche), le gel des terres… etc. En effet, que l'offre d'un bien soit le fait d'un individu, d'une famille, d'une corporation ou de l'Etat, ne change rien au fonctionnement du marché et à l'aptitude des prix à guider les agents. Le fait que ces quantités offertes soient rigides ne saurait empêcher les prix d'êtres flexibles. D'ailleurs, les quantités offertes des différents capitaux sont parfaitement rigides : les actionnaires d'une compagnie de navigation ne 'détournent' pas un paquebot pour partir en croisière parce que le cours de l'action diminue .
Les politiques de fixation de la technologie pour des raisons d'hygiène, de sécurité… (par exemple le port obligatoire du casque sur les chantiers). L'économie d'information permise par les prix, s'entend pour une technologie donnée. Que cette technologie soit contrainte par les lois de la physique ou par des choix sociaux n'y change rien.
Les politiques d'indemnisation des 'chômeurs volontaires' et autres politiques de subvention : Que le gouvernement subventionne les loisirs des moins productifs, augmentant ainsi leur utilité n'empêche en rien le système de prix de fonctionner . Ceci est valable quelque soit le groupe social bénéficiaire de la redistribution.
Les fournitures gratuites ou quasi gratuites. Un gouvernement voulant fournir un bien ou un service gratuitement peut soit redistribuer des sommes affectées (comme le fameux 'chèque éducation' de Milton Friedman) soit acheter des services producteurs et satisfaire la demande à prix nul.
La production et la gestion par l'Etat des monopoles naturels. Dans le cas d'un monopole naturel, l'Etat doit se fournir auprès d'un fournisseur dont les investissements sont irrécupérables. Il est donc l'unique acheteur. Il est donc l'unique agent qui doit connaître la technologie du producteur. S'il ne la connaît pas, c'est parce qu'il est dans une relation d'agence avec ce producteur. Ce qui rend l'information coûteuse n'est pas la capacité cognitive insuffisante de l'Etat mais la volonté de profit du monopoleur privé. D'un point de vue cognitif, un monopoleur public bienveillant n'a pas besoin de plus d'information qu'un monopoleur privé.
La production et la gestion par l'Etat des entreprises du secteur 'concurrentiel'. Un fonctionnaire 'conscient' connaissant sa technologie peut tout aussi bien offrir un bien ou un service au prix de revient avec la technique la moins coûteuse, qu'un entrepreneur privé qui y est poussé par la concurrence. En lui même, l'argument de Hayek ne justifie en rien la concurrence des producteurs.

Conclusion

La portée politique de l'argument de Hayek nous semble donc être finalement la suivante : Les quantités demandées et offertes par les agents dépendent des prix. Il faut donc s'abstenir de rendre ces prix rigides afin d'éviter les pénuries et les excédents. Cet argument est indiscutable et permet de s'opposer avec rigueur à la fixation d'un salaire ou d'un prix par l'Etat. Mais rien d'autre. Il ne saurait donc constituer la raison d'être du projet politique des économistes.

 
 

 
 

1. " Le nouveau paradigme des anticipations rationnelles prétend que chaque individu forme ses anticipations du futur sur la base d'un modèle exact de l'économie, qui n'est autre en réalité que le modèle qu'utilise l'économètre […] chaque agent doit en effet disposer d'un modèle de l'économie toute entière, si l'on veut préserver la rationalité de son comportement. [il doit en particulier connaître les préférences de tous les autres individus]. Le coût de communication maintes fois mis en avant par les défenseurs du système de prix de marché contre la planification centralisée a disparu ; chaque agent est en fait amené à collecter une masse considérable d'informations et de données " (Arrow 2000 p243)

2. Le pouvoir des prix de contenir de l'information n'est pas absente de l'analyse contemporaine, mais il s'agit de savoir si les prix peuvent renseigner les agents sur les états de la nature futurs, une thématique absente chez Hayek.

3. rappelons qu'une technologie est l'ensemble des techniques possibles pour produire un bien ou un service. (par exemple, on peut laboure un champ avec deux bœufs et une charrue (technique 1) ou avec un tracteur et de l'essence (technique 2). Les deux techniques constituent la technologie à la disposition de l'agriculteur.

4. Au sujet de Lange, Hayek se contente d'ironiser : " […] le professeur Oscar Lange promet au professeur von Mises une statue dans la grande salle du futur bureau de planification centrale "p132 (von Mises était un économiste 'autrichien' proche de Hayek)

5. Ajoutons de rien n'empêche l'Etat de fixer une quantité pour atteindre un objectif en termes de prix. Par exemple, pour reprendre la proposition de Walras, il peut diminuer la durée du travail afin de provoquer une hausse du salaire horaire.

6. Par ailleurs, une telle politique peut réaliser un objectif de maximin puisque, toutes choses égales d'ailleurs, les moins productifs sont également ceux qui atteignent le niveau d'utilité le moins élevé.

 
 
     
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