La cité morale des économistes
Essai sur la portée politique de la science économique

Mon e-livre par Antoine Fréjaville

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CHAPITRE 5
L'ETAT ECONOMISTE


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L'intervention consciente de l'Etat peut être considérée comme un épisode supplémentaire du récit économique. En effet, l'Etat décrit par les économistes, quand il est " benevolent ", combine plus ou moins deux des personnages des contes merveilleux étudiés par Wladimir Propp :
- Le souverain du royaume dans lequel parvient le héros, et où il sera transfiguré. C'est par exemple, le roi qui reconnaît le héros (élément Q de Propp), et qui le transfigure (qui l'anoblit par exemple) (élément T de Propp). L'Etat des récits économiques ressemble à ce souverain, car il règne sur le bien public, et il reconnaît aux agents, la possibilité d'être transfigurés en vecteurs de ce bien public.
- Le magicien qui vient au secours du héros, en général en le transportant dans les airs (Elément Rs de Propp). Les représentants de l'Etat ressemblent à ce magicien, car ils viennent assister les personnages du récit pour les transporter 'dans les airs' vers le bien public.
Cependant, l'Etat décrit/inventé par les économistes est plus que cela. Il est aussi l'instrument par lequel les économistes espèrent réaliser leur projet dans la réalité. La question de la motivation de ses représentants se pose donc avec acuité, dans la mesure ou leur présence même représente une entorse vis à vis du projet initial.

Introduction : L'Etat et le dilemme entre l'économie publique et l'économie politique

Si nous vivions au paradis des économistes, l'Etat serait inutile. Les individus parviendraient au bien public sans qu'aucun d'eux ne s'en soucie, et le récit se terminerait avec la description du résultat heureux des actions 'spontanées' des individus.
Mais les économistes savent bien que le 'libre jeu des intérêts particuliers' de leurs personnages, ne les mènent pas toujours à l'intérêt général. On peut rappeler ici très brièvement les deux principaux domaines dans lesquels la plupart des auteurs jugent que l'action consciente de l'Etat est utile :
1) l'établissement des conditions préalables au marché.
- la répartition des droits de propriété.
- la garantie du respect des contrats passés entre les individus.
2) la gestion des 'échecs de marché'.
- la production et le financement des biens collectifs ('publics').
- la régulation des monopoles naturels.
Si l'Etat est parfois nécessaire, c'est parce que, comme les individus ne se soucient que de leur intérêt particulier, ils ont intérêt à s'emparer du bien d'autrui, à ne pas respecter leurs promesses, à nier leur intérêt pour le bien collectif, à ne pas payer l'impôt… quant aux monopoleurs, ils ont intérêt à tarifer au point de profit maximal, supérieur au tarif 'concurrentiel' optimal.

Dans ces conditions, la solution la plus simple est de considérer que dans la cité idéale, vivent côte à côte :
- d'un côté un marché concurrentiel, sur lequel des consommateurs, des entrepreneurs et des spéculateurs à la poursuite de leur intérêt personnel achètent, vendent, rivalisent, et parviennent ainsi à l'intérêt général grâce à la " main invisible " du marché.
- et de l'autre côté, un temple civique, dans lequel des électeurs épris du bien public choisissent des gouvernants bienveillants et incorruptibles, qui nomment à leur tour des directeurs des monopoles publics qui, eux même remplis de dévouement pour la chose publique, tarifieront spontanément au coût marginal ou au coût moyen.
Cette approche, que J.J. Laffont appelle 'public interest approach' ou 'politically correct approach' est implicite dans les travaux d'économie publique normative. Elle a l'avantage de permettre de réaliser l'intérêt général dans la distribution des biens collectifs, mais elle a l'inconvénient d'être illogique sur le plan méthodologique, et politique.

Il s'est donc développé une autre approche de l'économie publique, l'économie publique " positive ", ou " économie politique ", qui fait l'analyse économique de la politique. Dans cette approche, les économistes supposent que les électeurs, élus et fonctionnaires sont des agents " comme les autres " (ils recherchent leur intérêt personnel et non l'intérêt général), et ils explorent les conséquences de cette idée. On a déjà évoqué les théories économiques de la démocratie (Downs 1957) et de la bureaucratie (Niskanen 1971). L'article bien connu de Stigler " the economic theory of regulation " (1971) peut être considéré comme une synthèse précoce de cette approche, car les électeurs, les élus, et les fonctionnaires y sont présentés comme guidés par l'intérêt personnel.
Cependant, les conséquences des actions de ces individus 'autocentrés' sont en général très inférieures à celles qui découleraient de l'action d'électeurs, de gouvernants et de fonctionnaires épris du bien public : La captation de rentes, la tyrannie de l'électeur médian et les cycles économico/électoraux, sont des résultats biens connus de ces recherches.

Le dilemme est donc le suivant :
- soit on favorise le bien public en supposant que les représentants de l'Etat le recherchent consciemment, mais alors on sacrifie la cohérence méthodologique et le projet politique.
- soit on favorise l'idée d'individus 'self-interested' en supposant que les représentants de l'Etat ne se préoccupent pas plus du bien public que les autres agents, mais alors on sacrifie l'intérêt général, qui ne sera pas atteint.

Devant ce dilemme, les économistes ont donc été collectivement amenés à faire pour l'Etat ce qu'ils ont fait pour la société en général, c'est à dire qu'ils ont inventé des moyens pour que les représentants de l'Etat choisissent les 'bonnes actions' (celles qui conduisent à l'intérêt général) alors qu'ils ne recherchent que leur intérêt particulier. L'économiste en vient alors peu à peu à décrire une société dont il est le despote éclairé, unique gardien du bien public et grand organisateur des 'schémas incitatifs' qui font agir les agents.

Ce chapitre comporte 3 sections :
- Dans la première section, on examinera comment les économistes, depuis Bentham, permettent aux gouvernants de réaliser le bien public alors que les fonctionnaires recherchent leur bien privé.
- Dans la seconde section, on examinera comment les économistes, depuis Walras, permettent aux gouvernants de réaliser le bien public alors que les électeurs recherchent leur bien privé.
- Et, dans la troisième section, on examinera comment les économistes, depuis Hayek, parviennent à ce que le bien public soit atteint, alors que non seulement les fonctionnaires et les électeurs, mais aussi les gouvernants, recherchent leur bien privé.

 

S1 : La production des 'biens publics' :

comment motiver les fournisseurs de l'Etat ?

Il nous semble qu'il y a longtemps eu dans l'économie publique, une confusion entre le financement d'une activité par l'Etat, et l'accomplissement de cette activité dans le but conscient d'œuvrer pour le bien public. Il y a une certaine logique dans cette confusion car, au contraire de l'entrepreneur qui produit pour des clients dont il ignore les objectifs privés, l'Etat producteur, sait au contraire à priori ce qu'il veut pour la collectivité, tout comme Robinson dans son île, sait ce qu'il veut pour lui-même (cette idée se retrouve dans la comptabilité nationale où les services publics sont réputés 'consommés par les administrations').
Cette confusion nous semble avoir également été entretenue par l'idée qui a longtemps prévalu implicitement selon laquelle, si le marché fournissait toujours des incitations positives, l'Etat fournissait toujours des incitations négatives : la recherche des 'bonnes incitations' se confondait de ce fait avec la promotion du laissez faire.
Walras, pourtant si novateur dans d'autres domaines, nous semble un bon exemple de cette confusion. Ainsi, pour lui, et sans qu'il le justifie, les biens consommés par l'Etat doivent évidemment être produits par l'Etat :
"Ce n'est donc qu'exceptionnellement que l'Etat peut attendre de la concurrence la production des services ou des produits d'intérêt public ; en général, il doit les produire lui-même "(EAp188)
Walras, toujours, accorde aux fonctionnaires, et en particulier aux ingénieurs économistes, une sorte d'exemption à ce que l'on a appelé l' " attitude individuelle de non-souveraineté ". Contrairement aux entrepreneurs, motivés par l'appât du gain, ces agents de l'Etat seraient, par nature convaincus de servir l'idéal.
" Là où l'esprit politique est formé, la presse libre et sérieuse, les fonctions publiques sont convenablement remplies, et des magistrats intègres, de braves officiers, des administrateurs éclairés et d'habiles ingénieurs, font une besogne souvent très considérable, pour une rémunération parfois fort modique. La considération et l'honneur sont, il faut le reconnaître, des mobiles d'activités naturels à l'homme aussi bien que le désir de gagner beaucoup d'argent ".(EAp212).
Cette apologie du zèle des fonctionnaires nous semble tout à fait contraire à ce que nous avons tenté de définir comme le projet économiste. Il était donc logique que, tôt ou tard, les fonctionnaires soient considérés eux aussi comme des " homo-oeconomicus ". Prendre les fournisseurs des services publics comme des individus 'self interested' revient donc à les privatiser symboliquement puisqu'ils sont ainsi séparés de " l'Etat " qui les paye et dont les régulateurs acquièrent (très provisoirement) le monopole du souci du bien public.

L'administration de la prison de Bentham

En fait, c'est Bentham qui nous semble le fondateur de l'approche moderne dans ce domaine. En effet, Bentham a consacré plusieurs passages de son œuvre à essayer d'imaginer de quelle manière le législateur pourrait amener des mandataires égoïstes à agir malgré tout, en faveur du bien public.
Ceci est particulièrement net dans " Le panoptique ". En ce qui concerne cet établissement, Bentham consacre un long développement à l'idée que le directeur de la prison doit être un entrepreneur " intéressé " et non un fonctionnaire " désintéressé ".
" Il faut donc confier à la vigilance de l'intérêt personnel l'économie des maisons de pénitence. Cet article est essentiel et demande une explication détaillée.
On ne peut choisir qu'entre deux espèces d'administration : l'administration par contrat ou l'administration de confiance. L'administration par contrat est celle d'un homme qui traite avec le gouvernement, qui se charge des prisonniers à tant par tête, et qui applique leur temps et leur industrie à son profit personnel, comme le fait un maître avec des apprentis. L'administration de confiance est celle d'un seul individu ou d'un comité, qui soutiennent les frais de l'établissement au dépens du public, et qui rendent au trésor public les produits du travail des prisonniers.(pp22-23)
Pour se déterminer dans le choix de ces deux moyens, il suffirait, ce semble, de poser la question suivante : de qui doit-on espérer plus de zèle et de vigilance à la tête d'un établissement de cette nature ? Est ce de celui qui a beaucoup d'intérêt dans son succès ou de celui qui n'en a que peu ?(p23)
L'administration " par contrat " est donc logiquement choisie.
La première tâche du théoricien est donc de choisir un fournisseur de services pénitentiaires. La relation proposée entre l'entreprise régulée (l'entrepreneur de la prison) et le régulateur (le théoricien), est extraordinairement moderne :
" Je donnerais à ferme les profits[…]à celui là même qui, irréprochable à tous autres égards, proposerait les meilleures conditions.[…]Il en bénéficierait tant que sa conduite serait sage. […]Outre que, ainsi assuré de l'avenir, il peut se permettre de payer un bon prix pour enlever l'affaire, vous allez voir que d'autres considérations matérielles contrebalancent l'apparente inattention à l'économie que constitue l'octroi d'un exercice qui peut être long "(P118)
Bentham répond ensuite à une critique qu'il anticipe, concernant le fait qu'un gouverneur/entrepreneur, mû par l'appât du gain, aurait intérêt à tuer les prisonniers à la tâche : En effet, il ne suffit pas d'encourager l'entrepreneur qui fournit l'Etat à réaliser un investissement élevé. Il faut que sa recherche de profit ne le conduise pas à substituer à l'objectif de réforme morale des prisonniers, l'objectif de rendement maximum.
" Il faut qu'on ait trouvé le moyen d'identifier l'intérêt des prisonniers et [celui] de leur gouverneur... Supposons trois cents prisonniers, et que, d'après le calcul moyen des âges, en y faisant entrer les circonstances particulières des habitants d'une prison, on suppute par exemple, qu'il en mourra un sur vingt chaque année ; donnez à l'entrepreneur dix livres sterling pour tout homme qui doit mourir, c'est à dire, dans la supposition actuelle, cent cinquante livres sterling ; mais à condition qu'à la fin de l'année, il vous paiera dix livres sterling pour tout individu qu'il aura perdu, soit par la mort, soit par une évasion " (Bentham 1977 [1791]p28).
On reconnaît un schéma incitatif, dans le cas d'une action cachée.
Ce qui nous paraît le plus intéressant dans ces idées, c'est que le régulateur n'est autre que l'économiste lui-même. Dans la lettre IX, Bentham n'hésite pas à parler à la première personne :
" Je confèrerais à mon entrepreneur tous les pouvoirs que son intérêt pourrait lui commander[…] Je lui demanderais sous peine de forfaiture ou autre châtiment adéquat, de publier ses comptes, et sous serment […] je tire cet avantage qu'en cas de mauvais résultat, j'en vois les causes… "(p120)

L'Etat socialiste de Pareto, Barone et Schumpeter

L'idée selon laquelle l'Etat doit fournir des incitations positives à ses fournisseurs est également manifeste dans la représentation que les économistes ont donné d'un Etat socialiste.
Pareto, Barone et Schumpeter ont critiqué l'idée d'un " calculateur " socialiste déterminant centralement la solution 'théorique' de Walras (les prix et les quantités d'équilibre). Mais leur propos principal était différent. Ils voulaient montrer qu'un Etat marxiste devrait obligatoirement utiliser, pour faire fonctionner l'économie, les catégories " bourgeoises " des prix de marché, du profit, et du taux d'intérêt. Plus même, l'économie collectiviste ne pourrait être que la copie artificielle de l'économie de libre entreprise . La révolution serait alors sans objet.
Ce qui nous intéresse, c'est que, à cette occasion, les économistes ont imaginé un Etat 'socialiste' qui recherche consciemment le bien être social, face à une population de producteurs et de consommateurs qui recherchent leur intérêt particulier. Autrement dit, la démarche de ces auteurs met surtout en lumière, à nos yeux, leur propre projet, qu'ils prêtent même à leurs adversaires (dont les conceptions économiques étaient en fait en général extrêmement floues). Elle montre leur conception des comportements économiques, et leur propension à faire des individus les instruments d'un Etat éclairé, socialiste ou non.
Motiver les producteurs : Pareto
Pareto a, plus que Walras, insisté sur le motif du profit pour motiver les entrepreneurs dans l'économie de libre entreprise. Il fait également remarquer que, dans un Etat socialiste :
" Quand le stimulant de la libre concurrence et de l'initiative individuelle vient à manquer, il faut trouver quelque chose d'autre pour pousser les hommes au travail. De là, la nécessité pour l'Etat de donner des récompenses et d'infliger des punitions aux agents de la production "(Pareto[1897] §104 p148-9, cité par E.Lendjel p96). [Le raisonnement est d'ailleurs réversible] : " En réalité, les producteurs ne s'occupent que de trouver les coefficients de fabrication qui sont les plus avantageux. C'est sous la pression de la libre concurrence que des coefficients deviennent égaux à ceux qui assurent le maximum d'ophélimité à la société. A ce point de vue, les entrepreneurs sont assimilables aux employés du futur Etat socialiste, auxquels on aurait donné à forfait le travail de déterminer les coefficients de fabrication "(Pareto[1897], §725,cité par E.Lendjel p97)
Le raisonnement est le même en ce qui concerne les spéculateurs, dont on se rappelle que, motivés par l'espoir de réaliser une plus-value, ils choisissent les capitaux qui se révèleront (si leurs anticipations sont exactes) les plus rentables :
" Par la force même des choses, on serait conduit à revenir à la solution par tentatives, et à allouer des primes aux' employés' qui se distingueraient le plus dans cette œuvre, c'est à dire qu'au nom près, on en reviendrait aux 'spéculateurs' "(Pareto[1897]§901pp245-246,cité par E.Lendjel p115).
On remarque que Pareto assimile 'la solution par tentatives' (le tâtonnement sur les prix des capitaux) et la récompense des spéculateurs, alors qu'en toute rigueur, le tâtonnement comme algorithme, est indépendant de la récompense éventuelle de celui qui l'actionne.
En ce qui concerne la motivation de la bureaucratie socialiste, Schumpeter, qui pense que le socialisme de marché est réalisable, n'est pas en reste :
" Les déperditions bureaucratiques elles-mêmes, pourraient être grandement atténuées par une concentration adéquate de la responsabilité sur les individus, et par un système bien conçu de récompenses ou de pénalités dont les méthodes de nomination et l'avancement constitueraient l'élément le plus important "(CSDp406-7)
Motiver les travailleurs : Schumpeter
Dans une économie de libre entreprise, l'Etat n'a pas à motiver les travailleurs. Ce sont les entrepreneurs qui le font à sa place, en supervisant leur travail. Schumpeter pense cependant que " le capitalisme " n'est pas le mieux placé de ce point de vue. En effet :
" En acceptant l'égalité en matière politique, en enseignant aux travailleurs qu'ils sont des citoyens tout aussi valables que les autres, la bourgeoisie a sacrifié cet avantage [l'obéissance du peuple] hérité du régime féodal. Pendant un temps, l'autorité subsistante a suffit à masquer la transformation graduelle mais incessante, qui, à la longue, devait dissoudre la discipline d'atelier "CSDp295.
Or il n'en sera pas de même dans le " régime socialiste " (dont Schumpeter croit l'avènement inéluctable).
" Le socialisme pourrait être le seul moyen de restaurer la discipline de travail. [….] Les avantages dont une gestion socialiste disposerait dans cet ordre d'idées, sont assez considérables pour peser lourdement dans la balance des rendements productifs. En premier lieu, les instruments de discipline dont pourra user la gestion socialiste, seront beaucoup plus variés que ceux qui sont encore à la portée d'une gestion capitaliste. La menace de renvoi est pratiquement le seul moyen de coercition qui soit laissée à cette dernière et le fer de cet instrument lui-même, est ajusté de manière à couper la main qui essaie de s'en servir. Au contraire, la menace de renvoi par une gestion socialiste peut équivaloir à une menace de couper les vivres au travailleur récalcitrant, sans qu'il puisse retrouver le moyen de subsister dans un emploi alternatif [au moment ou Schumpeter écrivait ces lignes, le salaire d'efficience n'avait pas encore été inventé]. En outre, tandis que, en régime capitaliste, il n'y a pas, en général, de moyen terme entre mettre à la porte et passer l'éponge, la gestion socialiste pourrait être à même d'appliquer la sanction de renvoi selon la gradation qui lui paraîtrait rationnelle, et d'appliquer également d'autres sanctions ".(p296).
En ce qui concerne les grève, un problème qui soucie Schumpeter, l'Etat socialiste a de nouveau un avantage.
" Tenter de paralyser le fonctionnement des entreprises et de dégoûter les ouvriers de leur travail équivaudrait à attaquer le gouvernement. Et il est permis de croire qu'il s'y opposerait avec la dernière vigueur "(p297)
Motiver les épargnants : Barone
Dans son article bien connu " Le ministère de la production dans un Etat collectiviste ", E.Barone imagine la tâche qui attendrait un gouvernement socialiste bienveillant, qui tenterait de faire fonctionner consciemment le tâtonnement walrasien, afin d'amener l'optimum économique. " Le ministère de la production doit résoudre le problème qui consiste à combiner ces services individuels et collectifs de façon à procurer le maximum de bien être à son peuple "(p269). En face, les individus sont ce qu'ils sont déjà dans une économie de libre entreprise. Barone, comme Pareto, pense qu'il faudrait redistribuer le profit aux producteurs qui le réalisent, mais son originalité réside dans le traitement du problème de l'épargne. Barone se demande comment le ministère pourrait faire pour accumuler le capital afin de réaliser les investissements souhaitables du point de vue du bien public.
" Le ministère sait que s'il consacre une portion adéquate de services productifs à cette création de moyens de production, il assurera dans l'avenir un plus grand bénéfice à son peuple. Le ministère décide donc de la nécessité d'une certaine épargne. Si on laisse les individus épargner autant qu'ils le veulent […], le montant de l'épargne peut ne pas être suffisant pour fournir la production de cette quantité de nouveau capital qui sera considérée comme un maximum d'avantage social. (pp272-73)
Afin de hausser le niveau de l'épargne jusqu'au montant désiré :
" Le ministère fixe au hasard une prime pour la consommation différée ; il verra alors quelle quantité d'épargne son peuple met librement à la disposition sur la base de cette prime. Qu'il cherche ensuite, si avec cette forme d'épargne, il lui est possible de produire une quantité de capital nouveau telle qu'elle lui permette, dans l'avenir, de mettre à la disposition du peuple, une quantité de produits et de services consommables si grande qu'il puisse réellement leur accorder la prime promise à la consommation différée. A la suite d'essais et de tâtonnements, élevant ou réduisant la prime promise, il pourrait éventuellement traduire cette promesse en termes réalisables […] Il pourrait, s'il le souhaitait - et rien ne peut l'en empêcher - défendre aux épargnants de prêter leur épargne aux autres et les obliger à prêter à l'Etat, en sorte que la production de certains biens soit le monopole du gouvernement. Dans le régime collectiviste, le ministre de la production ordonne que cet usage de l'épargne individuelle soit exclusivement réservé à l'Etat "(p273)
Dans ce paragraphe, Barone veut montrer que dans une économie socialiste, le taux d'intérêt, et donc le profit, dénoncé par les marxistes comme une spoliation propre au capitaliste, subsisterait.
Ce qui nous intéresse, c'est que, pour Barone, il est indifférent aux individus que leur épargne soit aux mains de l'Etat ou d'investisseurs privés. Ils ne font pas de politique, et tout ce qui les intéresse est le taux d'intérêt. Le ministère de la production est le seul qui s'intéresse au bien public.
Si l'Etat 'socialiste' était démocratique, c'est à dire si les individus pouvaient manifester leur opinion sur l'investissement, ils voteraient un impôt dont l'Etat affecterait le montant à l'investissement.
Le fait que le ministère de la production 'socialiste' doive récompenser les épargnants avec le même taux d'intérêt qu'un Etat " capitaliste " laisserait se fixer sur le marché des capitaux, montre que Barone suppose non seulement que les individus sont indifférents au régime sous lequel ils vivent, et qu'ils n'ont pas d'opinion sur le montant de l'investissement à effectuer.

Finalement, pour Pareto, Schumpeter et Barone, qu'est ce qui distingue le " socialisme " du " capitalisme " ? Dans un cas comme dans l'autre, il y a d'un côté un planificateur social dont le seul but est de réaliser l'intérêt général ; et, de l'autre, les individus dont le seul but est de promouvoir leurs intérêts particuliers.
La question qu'ils se posent, nous semble être finalement la suivante : afin que les individus choisissent les 'bonnes actions' (celles qui conduisent au bien public), l'Etat doit-il les récompenser et les punir lui-même ou doit-il plutôt les laisser se distribuer réciproquement les stimulants nécessaires, en se contentant de superviser l'ensemble ? En posant une telle question, ces économistes abolissent la distance entre le collectivisme et la libre entreprise, et préparent donc intellectuellement le terrain à l'économie moderne de la réglementation, pour laquelle la propriété privée ou publique des capitaux, n'est pas un enjeu en soi, mais doit être examinée au cas par cas en fonction des qualités incitatives de l'une ou l'autre formule .

 

La nouvelle économie publique

L'objet principal de la 'nouvelle économie publique' est de donner à l'Etat des moyens de motiver les producteurs des biens 'publics' (collectifs) que le marché ne récompense pas 'spontanément'.
Dans la nouvelle économie publique, l'Etat ne produit plus lui-même les biens 'publics' par l'entremise de ses fonctionnaires dévoués. Il les achète à des fournisseurs qui poursuivent leurs propres objectifs. Souvent, le fournisseur de l'Etat est appelé à devenir un monopole, notamment en raison de coûts d'infrastructure irrécupérables, qui seront payés par l'Etat. La nouvelle économie publique étudie donc la manière dont l'Etat va inciter le monopoleur présent ou futur, à agir de telle sorte que le résultat soit conforme au bien public (qui est presque toujours dans ces modèle le surplus marshallien ou une fonction d'utilité collective).
L'exemple des soins médicaux
L'ouvrage de référence est le livre de JJ.Lafont et J.Tirole : " a general theory of incentives in regulation and procurement "(1993). Cependant, nous prendrons ici comme exemple de ces recherches, un ouvrage d'économie de la santé de Michel Mougeot : " systèmes de santé et concurrence "(1994).
Cet ouvrage considère une " tutelle " qui représente " les organismes publics responsables de l'assurance maladie ou du système de santé "(p149) qui doit acheter des soins médicaux.
Formellement, les solutions adoptées sont très générales et ne se distinguent pas des règles valables pour d'autres fournitures publiques.
Si le ou les fournisseurs de soins (hôpitaux) sont tous identiques, la seule question est d'inciter l'établissement à fournir l'investissement ou l'effort optimal.
Si le ou les fournisseurs de soins sont différents, il s'agit en outre de sélectionner le ou les offreurs les plus efficaces.
On retiendra ici quatre cas examinés par l'auteur (on a pris la liberté de simplifier et de modifier légèrement les notations).

Le cas ou l'information est complète, c'est à dire ou l'acheteur (l'Etat) peut observer l'effort du fournisseur.

L'assureur public achète des soins médicaux à un hôpital, auquel il verse par ailleurs une subvention. Le bénéfice de l'hôpital est donc l'addition de la subvention et de ses ventes de soin à l'assureur public. Quant à son coût, il est l'addition d'un coût variable et d'un coût fixe, qui dépendent tous les deux de son effort. Par exemple, des salaires des personnels hospitaliers et du coût de construction de l'hôpital
L'assureur public, qui fixe à la fois les prix des soins et la subvention et qui est bienveillant, va chercher à rendre maximum le surplus social (le surplus des consommateurs + le profit de l'hôpital).
L'hôpital a tout intérêt à minimiser son effort pour minimiser ses coûts (par exemple, il embauche les premiers venus comme chirurgien et comme architecte et il les paie à un salaire bas, égal à leur productivité réelle).
Mais l'assureur public est (dans ce premier cas) supposé omniscient. Il ne paie donc qu'à proportion des efforts de l'hôpital.
La solution du modèle proposé est :
1) La subvention est égale au coût fixe (si l'hôpital est en carton, l'Etat paiera le prix du carton, s'il est en ciment, il paiera le prix du ciment)
2) Le prix versé pour chaque acte de soins est égal à son coût : si l'hôpital embauche un infirmier comme chirurgien, l'Etat paiera, pour une intervention d'une heure, l'équivalent d'un salaire d'infirmier ; si l'hôpital embauche un chirurgien, l'Etat paiera l'équivalent d'un salaire de chirurgien .

Le cas ou l'effort n'est pas observable (ex ante) et ou il y a plusieurs offreurs

Pour parvenir à " l'allocation optimale ", il est nécessaire d'imaginer qu'il y a plusieurs offreurs potentiels identiques - dans l'ouvrage, plusieurs hôpitaux régionaux. La solution consiste à organiser des enchères à la Vickrey.
Dans un premier temps " la tutelle " annonce, pour chacun des coûts annoncés, une offre consistant en un prix p(c) et un transfert T(c)
Dans un second temps, l'enchère est organisée.
Chaque hôpital annonce un investissement noté e car il est assimilé à un 'effort' financier. De nouveau, le coût (variable) c(e) dépend de cet 'effort' d'investissement. La solution de Vickrey est appliquée, c'est à dire que l'hôpital 'vainqueur' devra réaliser l'investissement promis par le second plus offrant.
L'effort est supposé observable 'ex post', et l'Etat réalise alors les transferts.

" L'attribution d'un service indivisible "
Cette fois ci, ce n'est pas l'effort (l'investissement) qui n'est pas observable, c'est le coût.
" Sous cette hypothèse, les principales formes d'appels d'offre sont les appels d'offre au premier et au second prix et les appels d'offre avec paiement incitatifs. Ils se distinguent selon deux critères :
. le critère d'attribution : le contrat est attribué après ouverture des enveloppes à l'hôpital qui a proposé le prix le plus bas (et qui satisfait aux conditions techniques et qualitatives du cahier des charges)
. le critère de paiement : le prix payé à l'hôpital qui obtient le contrat peut être :
- le prix qu'il a proposé si n offreurs j sont en concurrence, i est vainqueur si le prix proposé pi = minpj et reçoit p = pi (appel d'offre au premier prix)
- le prix du second moins offrant : i gagne si pi = minjpj et reçoit p = minj ipj (appel d'offre au second prix)
- un prix t tenant compte du coût observé ex-post c est du prix minimum annoncé p soit t = p+ c (appel d'offres avec paiement incitatif) (p162)

L'observation de la qualité

La question de la qualité du produit (des soins) se pose de la même manière dans les trois cas. En effet
- les offreurs ont intérêt à réduire la qualité
- cette qualité n'est pas immédiatement observable par la tutelle.
(La qualité n'est pas modélisée dans l'ouvrage. Cependant il semble clair que la qualité est indépendante de l'effort. En revanche, le coût dépend de la qualité).
" Face à un patient peu atteint, l'hôpital peut limiter les services rendus pour réaliser un profit. Il peut aussi adopter cette stratégie en limitant à un traitement standard, les soins accorder à un patient plus gravement atteint. Il peut refuser de le soigner et le diriger vers un autre établissement "(p138)
" La tarification à la moyenne peut donc s'accompagner d'audits de qualité et de systèmes de récompenses/pénalités. L'Etat peut définir un objectif de qualité, et punir l'hôpital qui ne l'atteindrait pas (et éventuellement récompenser celui qui dépasserait l'objectif) "(p139)
" Dans la mesure ou il s'agit d'une variable manipulable, la mise en œuvre d'audits médicaux apparaît complémentaire de cette prise en compte de la qualité dans l'attribution des contrats. […] Les politiques d'audits […] doivent impliquer des pénalités lorsque l'observation n'est pas conforme à l'annonce "(p177)
L'auteur prévoit finalement la " surveillance de la qualité par un organisme indépendant "(p184)

commentaire

La nouvelle économie publique découpe l'Etat 'welfariste' censé produire et tarifer bénévolement au coût marginal, en deux personnages distincts :
- un demandeur du bien collectif 'public' (ici la " tutelle ") encore considéré comme l'Etat.
- un ou des offreurs, publics ou privés, du bien collectif.
Ce qui nous intéresse, c'est que ce découpage fonctionnel correspond avant tout à un découpage mental.
- le demandeur du bien collectif est réputé maximiser bénévolement le bien être social (comme l'ancien Etat producteur). Dans les modèles, son objectif est le surplus total, noté W.
- l'offreur ou les offreurs, eux, ont pour seul objectif leur profit personnel (au moindre effort)
En fait, en ce qui concerne la fourniture de biens collectifs, la nouvelle économie publique nous semble répondre à la question : Comment produire des biens collectifs alors que les producteurs de ces biens ne s'intéressent qu'à leur sort personnel ? La réponse consiste à inventer un nouveau personnage : l'acheteur public ; qui sera lui animé par le seul esprit public, et qui délivrera les incitations nécessaires aux producteurs.

A cet égard, on peut faire plusieurs remarques :
- l'opposition entre le souci du bien être social de l'acheteur public et l'égoïsme des fournisseurs, ne dépend pas du caractère public ou privé des institutions qu'ils représentent. Dans l'ouvrage de M.Mougeot, dans l'exemple français qui illustre les modèles, tant les demandeurs que les offreurs sont des fonctionnaires qui dépendent de la même administration. Dans le cas américain qui est également utilisé comme exemple, des assureurs fédéraux (Medicare et Medicaid) font face à des hôpitaux privés. La phrase parfois utilisée " ownership doesn't matter " s'applique au cas étudié.
- Cette opposition ne dépend pas non plus d'une différence d'information entre l'offreur et le demandeur.
. étant donné qu'il y a un seul bien et un seul acheteur, il n'y a pas de problème de traitement de l'information à la Hayek
. Dans le premier modèle en information parfaite, il n'y a pas non plus d'asymétrie d'information. L'Etat qui 'joue en premier' connaît la matrice des gains.
- Cette opposition n'est pas naturelle dans la mesure ou l'objectif de profit de l'offreur est une construction de l'Etat demandeur. M.Mougeot écrit ainsi :
" L'objectif de maximisation du profit n'est cependant acceptable que pour des établissements ayant la possibilité de s'approprier le surplus [ce qui n'est pas possible quand] la répartition des droits de propriété ne permet pas aux dirigeants de tirer un bénéfice personnel de la réalisation d'un surplus et lorsque le revenu des gestionnaires et des salariés est indépendant du profit "136
" Les dirigeants, les gestionnaires et le personnel soignant doivent être intéressés au résultat, ce qui suppose :
-l'appropriabilité du surplus réalisé par l'établissement
-la responsabilité de pertes éventuelles
-la possibilité de faillite et de disparition des offreurs non retenus
-un ensemble de procédures d'intéressement à tous les niveaux de l'hôpital "171
Quel serait l'objectif des offreurs si la tutelle ne les autorisaient pas à s'approprier le profit (appropriation illusoire, car le profit est nul à l'équilibre) ? L'auteur propose deux solutions :
- la minimisation de l'effort (" il est évident que l'agent choisit le niveau minimum d'effort "). Cependant, dans l'exemple chiffré proposé ou l'effort est un investissement monétaire de l'hôpital, égal au transfert à l'équilibre, cette solution nous semble difficile à traduire concrètement dans la mesure ou cet investissement n'est permis que par le transfert et ou l'offreur n'est pas désincité à investir le transfert puisqu'il ne peut pas se l'approprier..
- la maximisation du budget (parmi d'autres variables) par référence à la théorie des bureaux mixtes de Niskanen.
Ce qui nous intéresse c'est que le demandeur " la tutelle ", n'a lui, aucune incitation à recevoir pour proposer le prix et le transfert qui maximisent le bien être social. Prenons le cas de l' " agence indépendante " qui doit réaliser les audits des hôpitaux.
L'indépendance de l'agence, signifie que celle ci ne doit pas pouvoir être 'capturée' par le ou les offreurs qu'elle régule. Mais par ailleurs rien n'est fait pour empêcher les employés de l'agence de minimiser leur effort ou d'agrandir la taille de leur administration. Autrement dit, nous avons :
- d'un côté, des offreurs (les hôpitaux) à qui il faut distribuer des profits pour qu'ils agissent conformément au bien public, ce qu'ils ne feraient pas bénévolement.
- d'un autre côté un demandeur (la tutelle) à qui il ne faut pas distribuer ces mêmes profits (capture) pour qu'il puisse agir bénévolement en faveur du bien public.

De notre point de vue, la nouvelle économie publique est avant tout (et malgré la complexité de certains de ses modèles) un moyen d'approfondir le projet économiste, en réalisant le bien être social, tout en supposant que les producteurs des services publics ne s'y intéressent pas. Le moyen utilisé est de faire de ces producteurs, des agents dans une relation d'agence. Le problème, c'est que cette relation d'agence ne conduit au bien être social (sous certaines conditions) que si le principal, lui, recherche le bien être social et non son propre intérêt. Ceci conduit à l'invention d'un nouvel acteur : l'acheteur public (le régulateur, pour les services en réseau), personnage doté du même désintéressement absolu qui était censé animer auparavant le producteur public. L'entreprise ne s'arrête pas là d'ailleurs puisque à la fin de son ouvrage, M.Mougeot envisage une organisation ou les acheteurs de soin sont des assurances de santé privées, le régulateur public intervenant au niveau de l'achat de ces services d'assurance. De même, dans la fin de leur ouvrage, Laffont et Tirole supposent que le régulateur lui-même est l'agent dans une relation d'agence qui le lie aux élus et à la constitution. Nous verrons cette question dans la troisième section de ce chapitre.

 

 

 

 

S2 : L'Etat indépendant :
comment se débarrasser (provisoirement) des électeurs ?

Les économistes parlent souvent de l'Etat comme d'un " benevolent social planner ". Il s'agit d'un Etat qui, par hypothèse, ne se soucierait que du bien public.
Le problème qui se pose à eux, c'est qu'un tel Etat " idéal " a bien peu de chances d'être porté au pouvoir par des individus soucieux de leur propre intérêt. Non pas les individus fictifs dans l'état de nature, qui ont servi à déterminer le bien public ; mais les individus ordinaires dans la société déjà constituée.
En pratique, le problème est celui du suffrage. Quelle que soit l'étendue de l'électorat, la règle majoritaire conduira à un résultat différent du bien public, parce que le choix de l' " électeur médian " ne sera pas celui des individus idéaux de la situation légendaire. Les économistes rejoignent ici les critiques des libéraux sur la " tyrannie de la majorité ", non pas, comme ces derniers pour des raisons de principe, mais en raison de l'infériorité relative du résultat obtenu.
Walras, déjà, parle " des ministres empruntant leur majorité d'un jour à la satisfaction d'appétits savamment groupés "EESp399. Mais la version la plus spectaculaire que nous connaissons de cette idée, se trouve dans un article de G.Scully, publié en 1997, dans la revue " Public Choice "
Le titre de l'article est " Democide and genocide as rent seeking activities " Son but affirmé est de donner une explication " rationnelle " (économiste) des massacres ayant lieu dans les pays sous développés, et notamment au Rwanda en 1994. Mais ce papier a une portée beaucoup plus générale : " I estimate a demand function for state sponsored murder "(p77).
Le début de l'article dégage l'intérêt rationnel des dirigeants de l'Etat :
" Là où le revenu par tête est faible, la vie est regardée par les autorités comme bon marché "(p78). Les dirigeants, à partir de cette constatation, se livrent à un calcul coût bénéfice :
" Le bénéfice du démocide est le maintient au pouvoir. Le coût de la terreur est une diminution de la production. Un calcul froid suggère qu'un dictateur rationnel ou un groupe dirigeant pratiquera le génocide ou le démocide, jusqu'au point ou le bénéfice marginal égale le coût marginal "(p78).
La section suivante se tourne vers les intérêts des " rent seekers ". Il apparaît rapidement que ces " rent seekers " sont en fait la majorité :
" Parmi les groupes d'égale productivité, le revenu par tête de la majorité excède en général celui de la minorité (Becker 1957). Les transferts discriminatoires de revenu de la minorité vers la majorité sont une forme de " rent seeking ". Toute règle ou tout changement de politique qui limite cette discrimination rencontre l'opposition de la majorité "p83.
Parmi les moyens qu'utilisent les " rent seekers " d'opérer le transfert, figurent tout à fait classiquement " la confiscation des terres, la nationalisation des entreprises, les restrictions sur la propriété… "p83. L'originalité de l'article est d'ajouter les massacres à la liste des moyens utilisés par les chercheurs de rente pour rendre maximum leur revenu par tête. Mais la conséquence, c'est que le taux de croissance de l'économie, diminue.
L'article présente un modèle très similaire au célèbre modèle de " croissance néoclassique " de Solow dont on a déjà parlé. La production macroéconomique est fonction d'un facteur non-humain (terre ou capital) et du travail. Le massacre d'une partie de la population diminue la production mais augmente le revenu par tête des survivants. Etant donné que la productivité marginale du travail est décroissante, il existe un point d'équilibre, un nombre de tués qui maximise le revenu par tête des meurtriers. Le " démocide " et l' " ethnocide " sont donc simplement des moyens commodes d'exproprier définitivement certains propriétaires terriens et capitalistes. En fait, dans le modèle, le massacre ne se distingue pas de l'expropriation.
L'auteur conclut très logiquement que " Le démocide et le génocide semblent le résultat de l'activité de la domination du groupe majoritaire et d'une règle autoritaire "p96. Bien que les mots de " tyrannie de la majorité " ne soient pas employés, l'idée nous semble exactement la même. L'Etat est le bras armé de la majorité prédatrice.
La réaction des libéraux, face à de tels résultats, est de s'opposer à toute forme d'Etat. Celle des économistes est différente : puisque la règle majoritaire produit des inconvénients qui vont de la sous-optimalité au massacre à grande échelle, il faut écarter les individus de l'Etat. La solution la plus simple est donc d'imaginer un Etat dont l'existence ne doive rien aux individus présents ici et maintenant : Un Etat indépendant.
On va voir que Walras était lui aussi très sensible au problème du " rent-seeking ". Et on va surtout voir comment il a traité le problème en coupant à la racine le lien de subordination de l'Etat par rapport aux individus : en supprimant l'impôt et en faisant de l'Etat l'unique propriétaire foncier.
On verra ensuite comment l' " impôt optimal " de Mirlees réintroduit l'impôt tout en l'isolant du consentement des contribuables.

L'Etat propriétaire de Walras

Walras a résolu de la manière la plus radicale le problème commun à tous les économistes: étant donné que le bien public a été défini par la raison (avec l'aide d'un 'mini-récit'), comment faire en sorte que l'Etat reste l'instrument de la raison et ne deviennent pas celui de l'appétit des individus intéressés qui le financent ?
Il y a deux moyens de résoudre ce problème, et Walras les utilise toutes les deux :
- un moyen intellectuel : il s'agit de montrer que la volonté de l'Etat est, par nature, indépendante de la volonté des individus sur lesquels il intervient et qui constituent la société.
- un moyen matériel : il s'agit de procurer un revenu à l'Etat, afin d'empêcher que les individus qui, sinon, devraient le financer, ne fassent pression sur lui en échange de leur consentement à l'impôt.
Walras va donc inventer un Etat qui :
1) Est animé par une volonté politique propre (qui est en fait celle de l'économiste).
2) Vit de ses rentes, et n'a donc aucun besoin des contributions des individus.
C'est " l'Etat unique propriétaire foncier ", l'Etat propriétaire de Walras.

L'ascension de L'Etat propriétaire selon Walras

Walras pense que l'histoire est appelée à réaliser sa cité idéale, et pour lui " l'Etat unique propriétaire terrien " réalisant consciemment l'idéel social est, en quelque sorte la fin de l'histoire.
" Dans l'Etat [primitif] de chasse et de pêche, et dans l'Etat pastoral, les terres appartiennent à la communauté "(EESp190)
" Cela est évident des Indous, des Egyptiens, des Juifs et des peuples qui ont organisé leur société dans le système du gouvernement théocratique des castes, puisque chez eux, la caste sacerdotale, qui est la caste gouvernante, ou possède les terres, ou prélève sur le revenu des terres, une dîme correspondant approximativement à la valeur de la rente "(EES p 190 cité par Rebeyrol 1999)
" Mais c'est peut être dans le système féodal que l'attribution de la rente et du fermage aux frais du service public est la plus apparente. Les principaux services publics à cette époque, sont la justice en temps de paix et le service militaire en temps de guerre. Or les seigneurs féodaux sont à la fois justiciers et chefs militaires ; et ils sont en même temps propriétaires des terres "(idem)
On voit que, pour Walras, l'attribution des terres et/ou de la rente foncière, à l'élite qui délivre les services publics est en quelque sorte une loi de l'histoire.
Or pour Walras, l'histoire en est aujourd'hui à son dernier stade, l' " état commercial ". C'est l'Etat qui doit délivrer les services publics, non plus guidé par l'intérêt collectif d'une élite, mais par la " science sociale " (celle de l'économiste). Malheureusement, au seuil de ce dernier stade, le train de l'histoire a, en quelque sorte, déraillé.
" Malheureusement, en déchargeant l'aristocratie féodale de ses fonctions sociales, on a négligé de lui reprendre le sol, dont la jouissance constituait le traitement de ces fonctions. Une occasion d'éviter cette erreur s'est offerte, quand la révolution a pu s'emparer des biens de la couronne, du clergé et des nobles émigrés ; mais on l'a déplorablement manquée en vendant ces biens à vil prix "(idem)
Et quelle a été la cause de ce 'déraillement' ? La politique.
" Evidemment, la démocratie représentative ou parlementaire, manque généralement de cette notion de l'Etat que certains gouvernements aristocratiques ou monarchiques de l'antiquité et du moyen-âge ont possédé à un si haut degré "(EESp306)
Le rachat des terres par l'Etat, en lui rendant son indépendance au service du bien public (la 'notion de l'Etat'), doit lui permettre de réaliser l'idéal social en toute indépendance. Cet Etat s'incarne dans " une population de fonctionnaires publics " qui doit vivre de la rente de la terre. Ces fonctionnaires sont appelés à réaliser consciemment le bien public. Pas le bien public que leur conscience leur indiquerait. Ni bien public qu'un parti majoritaire aurait pris comme programme. Mais le bien public que la science sociale a déterminé, puisque :
" la science, après avoir formulé l'idéal de la justice et de l'intérêt, doit indiquer en ouvre les voies et les moyens pour sa réalisation "(EESp308)

L'agenda de l'Etat walrasien

Notre but dans ce paragraphe, n'est pas d'étudier ce que doit faire et ne pas faire l'Etat pour Walras. Il est de rappeler que cet agenda est déterminé par l'économiste. Rappelons que, selon Walras :
- L'Etat doit, pour des raisons d'intérêt, réguler ou se rendre propriétaire des " monopoles économiques " (les monopoles naturels et les réseaux) tels que les routes, les canaux, les lignes de chemin de fer… Walras distingue minutieusement les cas dans lesquels l'Etat peut concéder l'infrastructure et le service, les cas dans lesquels il peut se rendre propriétaire de l'infrastructure et concéder le service, et les cas ou il doit être propriétaire de l'infrastructure et du service. L'Etat intervient pour s'assurer que le prix du service rendu est égal au coût moyen, tout en laissant la place la plus grande possible à l'initiative privée.
- L'Etat doit en outre au nom de la justice, être propriétaire des " monopoles moraux " et produire lui-même les biens et les services correspondant. Il s'agit ici :
. de l'armée et de la police
. des tribunaux
. des écoles publiques et gratuites
. des musées des bibliothèques, et d'une manière générale, de tout ce qui diffuse la science et les arts.

Le but de l'Etat est donc double :
Assurer le " maximum d'utilité " c'est la raison d'être des monopoles économiques.
Assurer l' " égalité des conditions ". C'est la raison d'être des monopoles moraux.

Arrêtons-nous un instant sur ce but des " monopoles moraux ". Le but de Walras est toujours de réaliser la justice distributive définie lors du 'troc jevonien', ainsi que l'éthique de la responsabilité individuelle. Rappelons cette phrase qui nous semble bien résumer l'ensemble du projet de Walras : Il s'agit de bâtir :
" une société rationnelle où, grâce à la justice commutative et à l'égalité des conditions, l'Etat subsisterait sur la rente foncière, et, où, grâce à la justice distributive, et à l'inégalité des positions, l'individu demeurerait en pleine et entière possession des fruits de son travail. Là, les hommes se retrouveraient dans la complexité de l'Etat industriel et commercial, tels qu'ils étaient dans la simplicité de l'état sauvage. De même qu'ils rentraient chez eux ayant plus ou moins diligemment et droitement chassé dans la forêt commune, de même, la richesse serait à la fois la conséquence et la récompense du travail et de l'épargne, la pauvreté serait la conséquence et le châtiment de la paresse et de la dissipation […] l'impôt nous barre l'accès à cet idéal "(EESp404)
Donc, le rôle de l'Etat, grâce aux monopoles moraux c'est de " former le milieu d'accomplissement des volontés individuelles ". C'est, pour reprendre l'image de Walras, de rendre la forêt commune plus giboyeuse, de rendre les chasseurs plus habiles, leurs arcs plus performants… tout en gardant le principe de responsabilité que l'état de nature garantit.

La volonté de l'Etat

Walras emploie souvent l'expression " la collectivité ou l'Etat ". Cette expression nous paraît assez trompeuse. En effet, cette " collectivité " n'est jamais définie, même si Walras la compare à une " armée en campagne ".
Encore plus souvent, Walras place " de droit naturel " l'Etat, comme une personne morale, à égalité avec les individus, et à côté d'eux :
" L'Etat qui a ses besoins comme l'individu a les siens… "(EESp401)
Les services " dont le besoin est mesuré par l'Etat "(EESp400)
" On peut bien, si on veut, se figurer l'Etat consommateur supputant lui aussi le nombre d'unités de services ou produits relatifs à la sécurité extérieure et intérieure, à la justice, à l'instruction, aux communications, etc... comparant les intensités d'utilités des unités similaires d'un même service ou produit et des unités différentes des diverses espèces de services ou produits ; voyant, les frais évalués, comment il doit employer son revenu pour se procurer la plus grande utilité effective possible, et enfin demandant tant de tels ou tels produits ou services. " (EAp187).
La volonté de l'Etat n'est donc pas l'addition, la synthèse ou la transmutation des intérêts des individus. Elle est celle de " L'homme d'Etat indépendant, par situation comme par caractère " ; c'est à dire de l'homme d'Etat qui n'a comme objectif, que le bien public. L' " Etat consommateur ", pourrait parfaitement utiliser ses revenus à se faire construire des palais de marbre et de cristal. Mais non : la volonté 'indépendante' de l'Etat le conduit toujours à vouloir le bien public défini par l'économiste.
Cependant, Walras est bien conscient qu'il écrit en un temps ou une autre conception de l'Etat domine : celle de l'Etat représentatif, instrument des individus qui contrôlent sa volonté en le nommant et contraignent son action en le finançant. Walras est donc isolé et il le sait. A propos de l'impôt, il écrit :
" Voyez dans les feuilles périodiques…, écoutez les professeurs dans les chaires et les hommes politiques dans les assemblées délibérantes, tous inscrivent avec une unanimité en tête de leurs théories de l'impôt, le double principe de la contribution volontaire et proportionnelle. Et cependant, malgré le nombre et le poids de ces autorités, comment ne pas nous élever contre cette routine du sens commun ? "Cp217
Walras voit très bien le lien qui existe entre l'Etat comme représentant des individus et l'impôt comme contribution volontaire, et il traite toujours les deux questions de front :
" Oui, si l'Etat social est un état conventionnel et libre… nos contributions aux charges des services de l'Etat sont volontaires ou facultatives. En ce cas, on peut voir dans le consentement à l'impôt, la résolution prise par l'individu d'entrer dans la société, la signature mise par l'individu au bas du contrat social "Cp218
Le raisonnement de Walras sera toujours : L'Etat n'est pas la créature des individus, donc les individus n'ont pas à donner leur consentement au financement de l'Etat. Or comme l'Etat n'a pas le droit de voler les individus, il doit vivre de ses rentes.
Bien que ce raisonnement forme un tout, on va, pour les besoins de l'exposition, en séparer les différentes parties, en décrivant :
- d'abord, l'opposition de Walras à l'idée d'un Etat, instrument des individus.
- ensuite, son opposition à l'impôt.
- et enfin, son projet d'Etat propriétaire.
Walras contre l'Etat comme créature des individus

Walras combat en fait deux conceptions de l'Etat :
- La conception libérale pour laquelle l'Etat est créé par l'accord unanime des individus, essentiellement afin de fournir des services de police.
- La conception que Walras appelle " radicale ", et qui se rapproche de l'Etat providence, selon laquelle l'Etat représente le peuple et fournit essentiellement des services d'assurance et de santé.
Ces deux conceptions sont fort différentes, mais elles ont néanmoins un point commun : dans l'une comme dans l'autre, l'Etat est aux mains des individus, de tous, d'une majorité, d'une coalition…, mais en tout cas des individus, n'existe que par leur volonté, et est à leur service.

D'abord, la conception libérale :
" Du 17 février au 7 avril 1886, monsieur Léon Say fit à l'école des sciences politiques, huit conférences sur l'impôt […] Par une comparaison de la société avec quelques ouvriers habitant dans un pays ou il n'existe pas de gouvernement, dans lequel par exemple, il n'y a de sécurité ni pour les personnes ni pour les biens, et qui mettent l'un d'eux en sentinelle pendant que les autres, assurés d'être tranquilles, travaillent et produisent "EESp396
" Si l'Etat n'est qu'une pure et simple collection de personnes morales, toutes inégales, il faut admettre qu'on l'assimile à une compagnie d'actionnaires, tous porteurs d'un nombre d'actions plus ou moins considérable, et qu'on prétende répartir à la fois les charges et les bénéfices de l'Etat […] comme les dividendes ou les pertes d'une entreprise commerciale, au prorata des parts de capital "Cp218-19
Autrement dit, si l'Etat est la propriété des individus, ils l'utilisent collectivement (et avec un nombre de voix proportionnel à leur nombre de parts) comme bon leur semble. Dans cette conception libérale, l'homme d'Etat n'est que le manager de la compagnie et l'agent des ménages.

Ensuite, la conception " radicale " :
Nous citons à nouveau les phrases de Walras sur la protection sociale :
Il s'oppose à " l'assurance contre les accidents professionnels… collective et obligatoire "EAp260 " Mais quant à laisser les hommes travailler comme ils l'entendent [….] à charge pour l'Etat de leur garantir un salaire minimum ou de les nourrir, eux, leurs femmes et leurs enfants. [C]'est un système qui doit être séduisant, puisque, depuis tantôt quarante ans, je le vois se reproduire avec un succès constant, mais qui n'en demeure pas moins pour moi, une contradiction, un mystère "(p261) " Nous désirons… que l'on avance vers le but et que l'on ne lui tourne pas le dos comme fait le radicalisme de nos jours. Nous voulons bien que l'armée sociale ramasse ses traînards ; nous demandons seulement qu'elle ne règle pas sa marche sur la leur, sous peine de ne compter bientôt plus que des traînards "p260
Walras oppose à ces conceptions, l'idée que les services rendus par l'Etat doivent servir l' " idéal social" et non les individus :
" Elevons nous d'abord au-delà de ce point de vue étroit et faux qui s'obstine à considérer les services publics comme consommés par l'individu, qui demande par exemple à quoi sert le musée du Louvre à un paysan des basses Alpes qui n'y met jamais les pieds "EESP399.
Est ce à dire que le musée du Louvre est maintenu public en vertu d'une sorte de volonté générale ? Pas du tout, car :
" L'intérêt et le droit de l'Etat ne sont pas seulement le droit de tous les individus, par opposition à l'intérêt et au droit de chaque individu "Cp209
Qui donc alors représente l'Etat, si ce n'est ni les individus additionnés, ni les individus assemblés ? C'est l'humanité toute entière. En effet :
" Quand l'Etat fait des lois et les applique, quand il perce des routes et creuse des canaux… il agit dans l'intérêt de tous les membres d'une société, desquels les uns sont vivants, mais desquels un plus grand nombre ne sont pas encore de ce monde… "Cp210
En d'autre terme, l'Etat ne doit pas être l'otage des individus, car il ne doit pas être l'otage d'une génération qui ne représente qu'une fraction de l'humanité. Il nous semble y avoir dans cette phrase (et dans une phrase similaire concernant la terre que nous citerons bientôt), une idée maintenant bien établie chez les économistes contemporains : L'Etat est l'incarnation de l'humanité, il doit protéger les générations futures des appétits de la génération actuelle.
En résumé, les deux échangistes du " troc jévonien " qui ont permis de définir l' " idéal " représentent donc l'ensemble de l'humanité. C'est elle que l'Etat sert en réalisant la " société rationnelle ", et non les individus qui sont présents ici et maintenant.

Walras contre l'impôt

La condamnation de l'impôt par Walras est ferme et définitive :
" L'impôt, quelque soit sa forme, n'est pas seulement en dehors de la justice, il est contraire à la justice ; et, pour cette raison ; il est destructif de l'équilibre social "EESp403
Dans sa lutte contre l'impôt, Walras combat toujours les mêmes adversaires, les libéraux et les " radicaux ". Son opposition est triple :
Opposition à l'idée du consentement à l'impôt, que défendent à la fois les libéraux et les radicaux.
Opposition à l'impôt proportionnel des libéraux.
Opposition à l'impôt progressif des radicaux.

 

Contre le consentement à l'impôt :
L'opinion que combat Walras est que " il [l'impôt] doit être consenti volontairement, ce qui (selon Walras) consacre l'exaltation de l'individu au détriment de l'Etat "Cp217. L'impôt volontaire met en effet l'Etat sous la dépendance des individus.
Le système que propose Walras, dans un premier temps, est différent :
" Si donc, la nature même des choses semble indiquer que nous devons faire en commun des dépenses relatives à certains services sociaux… la nature des choses indiquera peut être aussi que nous avons à effectuer en commun certaines recettes…. L'impôt ainsi défini, aurait pour principal caractère d'être non volontaire mais forcé, obligatoire et non facultatif "Cp253
Les mots " nous " et " en commun " nous semblent trompeurs. En effet, cette communauté n'est pas l'addition ou la fusion des volontés des individus. C'est une communauté abstraite au nom de laquelle l'Etat pourrait légitimement prélever un tribut sur les individus. Mais son projet d'achat des terres par l'Etat évitera à Walras d'aller au bout de cette idée.

Contre l'impôt proportionnel des libéraux :
Léon Say " s'efforce de démontrer que l'impôt doit être proportionnel au revenu "EESp396. Cette démonstration repose selon Walras sur une philosophie fausse dans laquelle " on pose en principe que les citoyens doivent contribuer aux frais des services publics dans la mesure suivant laquelle ils participent aux avantages de ces services ".
Ici, il nous semble nécessaire de faire une remarque : Ce 'principe' que combat Walras est l'ancêtre du principe des économistes d'aujourd'hui sur le financement des biens collectifs ('publics'). Walras semble donc ici, s'éloigner de ses successeurs. Cependant, si Walras combat cette idée, c'est parce qu'il pense (contrairement aux économistes d'aujourd'hui) que ce principe est associé à l'idée d'un impôt volontaire, qu'il s'agit d'une sorte de cagnotte dans lequel le nouvel arrivant dans la société déposerait sa quote-part, proportionnelle à l'avantage qu'il retirera de cette société. Pour Walras, l'impôt, même " réparti proportionnellement… consomme l'anéantissement de l'Etat au profit de l'individu "Cp217. Walras a toujours peur que, si les individus financent les biens collectifs, ils se mêlent de ce que l'Etat fera de leur argent. En un mot, l'impôt, même dans sa version libérale, entame ce qu'il appelle " l'autorité de l'Etat ".

Contre l'impôt progressif des radicaux :
L'impôt proportionnel des libéraux est " en dehors de la justice et de la science ". Mais il s'agit d'un moindre mal par rapport à l'impôt progressif des radicaux :
" S'il s'agit […] d'instituer définitivement l'impôt progressif, je combats ouvertement cette combinaison comme non socialiste mais radicale. La nation étant alors partagée en deux classes, ceux qui ont le superflu ou les riches, qui sont en minorité et qui paient la plus forte part de l'impôt, ceux qui n'ont tout au plus que le nécessaire ou les pauvres, qui sont en majorité, et qui paient la plus faible part de l'impôt, comment toutes les augmentations d'impôt ne seraient-elles pas votées haut la main ? Mais ce n'est pas tout. Du moment que la majorité qui a voté l'impôt le paie peu ou point, pourquoi n'en emploierait elle pas le produit à son profit ? […] travaux publics excessifs et désordonnés qui donnent des salaires aux ouvriers et des bénéfices aux entrepreneurs ou propriétaires fonciers, et des suffrages aux candidats politiques ; contributions de l'Etat aux frais d'assurance contre les accidents, le chômage, la maladie, la vieillesse ; fourniture gratuite par l'Etat des médicaments, des soins médicaux, du pain, etc., etc., toutes fournitures d'intérêt privé et non public. L'impôt tend bien ainsi à devenir un instrument pour appauvrir le riche et enrichir le pauvre "EESp402-403.
Ces déclarations annoncent les écrits des théoriciens du " public choice " des années 1970. L'impôt progressif est tout simplement l'arme de la tyrannie de la majorité.

L'Etat propriétaire de Walras

Walras va donc régler le problème de l'indépendance politique et financière de l'Etat, en en faisant l'unique propriétaire des terres. Ou, dans le langage de Walras, en lui " restituant " ces terres.
Pour opérer cette restitution, Walras utilise deux arguments, le premier explicitement, le second implicitement :
1) L'Etat est " de droit naturel " l'unique propriétaire des terres.
2) L'Etat a le droit, comme un individu, d'emprunter pour acheter des terres, et de rembourser son emprunt avec le produit des rentes.

L'Etat, propriétaire terrien par nature
" S'il y a quelque chose qui saute aux yeux, c'est que la terre appartient à tous les hommes ou à toute l'humanité. Et quand on parle de l'humanité, il faut s'entendre. L'humanité n'est pas seulement cette masse d'hommes qui existe aujourd'hui sur la terre […] l'humanité embrasse toute la suite des générations des hommes qui ont existé jusqu'à ce jour, qui existent en ce moment, et qui existeront encore après nous, depuis Adam jusqu'à la fin des siècles "Cp235
" Les terres n'appartiennent pas aux hommes d'une génération ; elles appartiennent à l'humanité […] toute aliénation des terres […] lèse les générations futures. En d'autres termes, l'humanité est propriétaire, et la génération présente est usufruitière des terres "EESp189
" Les terres sont, de droit naturel, propriété de l'Etat "EESp189
Si on se rappelle ce que dit Walras sur l'Etat comme représentant de toutes les générations, on peut résumer ainsi l'argumentation de Walras :
- Les terres sont le patrimoine de l'humanité.
- L'Etat est le représentant de l'humanité.
- donc l'Etat est le propriétaire des terres.

L'Etat, propriétaire terrien par achat
Il s'agit donc de ce que Walras appelle le " rachat " des terres par l'Etat. Walras a consacré à cette question de savants calculs, que nous n'essaierons pas de résumer. Le principe est le suivant :
D'abord, l'Etat emprunte de l'argent (puisque l'impôt n'est pas légitime et que l'Etat n'a pas à justifier ses dépenses).
Ensuite, avec cet argent, l'Etat achète toutes les terres, en commençant par celles dont la rentabilité est, à ses yeux, la plus élevée.
" L'Etat procéderait au rachat des terres peu à peu, au fur et à mesure que les circonstances le permettraient. Il commencerait par les districts, villes ou campagnes, où la plus value se manifesterait le plus nettement […] gagnant de proche en proche, il étendrait l'opération à tout le territoire "EESp413
Enfin, avec les rentes qu'il tire des terres dont il est devenu l'unique propriétaire, l'Etat rembourse ses dettes, tout en commençant à délivrer les services publics. Ce qui permet cette heureuse issue, c'est la hausse de la valeur des rentes qui croit avec l'industrialisation, et qui rend le " service " des terres relativement rare et donc cher :
"[…] ce progrès de la société, qui se traduit par une augmentation si rapide et si considérable de la valeur de la terre et de la rente, pour le propriétaire foncier, se résout en même temps pour l'Etat, en une augmentation correspondante des dépenses afférentes aux services publics : police, défense nationale, justice, instruction "EESp383
Logiquement, cette augmentation des rentes devrait être 'inscrite dans le prix' des terres au moment de leur achat par l'Etat : Leur prix serait alors égal à la somme actualisée des rentes futures, et l'Etat ne gagnerait rien à les acheter.
Mais ce que les propriétaires fonciers ignorent, c'est que " la fonction exponentielle par rapport au temps est la forme naturelle d'une variation comme celle dont il s'agit "(EESp301). Autrement dit, ils ignorent que le taux de croissance de la rente est croissant.
Ignorant que l'augmentation de la rente foncière est exponentielle, les propriétaires terriens vendent leurs terres à l'Etat au prix du marché, mais ce prix de marché est sous évalué par rapport à leur 'valeur' en termes de revenus futurs. L'Etat profite donc de l'asymétrie d'information en sa faveur.
" Le taux de cette plus-value est lui-même croissant grâce à l'entrée dans une société progressive, un accroissement du taux de plus value des fermages qui n'est pas anticipable (du moins par les individus, il n'en va pas de même de l'Etat éclairé) "(Dockés 1996p170/171)
L'Etat unique propriétaire
Remarquons d'abord que le premier argument (l'Etat propriétaire par nature) bien que Walras insiste beaucoup dessus est superflu. Quand bien même l'Etat ne serait pas propriétaire par nature, l'opération réalisée afin de le rendre indépendant serait la même (l'achat des terres) et la justification de ses acquisitions simplement trouvée (il paye).
En partant du même principe, l'Etat pourrait tout aussi bien acheter des " capitaux mobiliers " (en pratique des actions), et vivre de ses dividendes. Cependant, cette opération ne pourrait rendre l'Etat unique propriétaire de tous les capitaux, ou alors les individus n'auraient plus le droit d'épargner, et l'Etat deviendrait donc collectiviste.
En revanche, comme le stock des terres est fini et déjà existant, l'Etat peut se rendre l'unique propriétaire des terres. Arrêtons-nous un instant sur la signification de cette proposition.
Elle signifie que l'Etat possède les terres. Toutes les terres : les champs, les villes, les terrains de golf, les jardins, les potagers, les cours. Où que vous soyez, vous êtes dans une propriété de l'Etat. Donc, dans ce domaine royal étendu à l'échelle de la nation, l'Etat partout chez lui fait légitimement ce qu'il veut. Tous les habitants sont ses locataires. L'Etat a-t-il besoin d'un terrain pour construire une infrastructure, il n'exproprie pas, il donne congé. Un tel Etat n'aurait même pas besoin de bannir ses opposants ; il lui suffirait de ne pas renouveler leur bail.
Voici comment Walras présente cette situation :
" Et que seront devenus les propriétaires fonciers ? [...] Ceux d'entre eux qui ne cultivent pas auront été transformés en capitalistes, vivant, s'ils le veulent, dans leurs châteaux et leurs parcs [...] à condition d'en payer le loyer croissant par des baux emphytéotiques renouvelables à l'avance "(MESp514)
Walras, dans cette phrase, nous semble utiliser habilement la connotation anti-nobles. Son projet s'applique en fait avec la même rigueur au sol des masures et aux jardinets. Il ne semble pas imaginer qu'un propriétaire pourrait s'aviser de refuser de vendre.
Le projet de Walras nous semble pouvoir être rapproché de ce que le philosophe Michael Walzer appelle le " gouvernement privé ", sur le modèle du système féodal, où " la propriété de la terre était sensée autoriser le propriétaire à exercer des pouvoirs disciplinaires directs (juridiques et de police) sur les hommes et les femmes qui vivaient sur sa terre " (p407).
Pour Walzer, le gouvernement privé n'a pas tout à fait disparu avec le système féodal. Il prend comme exemple moderne, la ville que Georges Pullman, l'inventeur des wagons-lits, avait fait construire au XIX siècle, à l'origine, pour loger son personnel.
" Pullman, dans l'Illinois, fut construite sur une petite colline de quatre mille acres de long […] achetée au prix de huit mille dollars. La ville fut fondée en 1880 et terminée pour l'essentiel selon un plan unique et unifié, en deux ans. Pulmann […] construisit des maisons privées, des maisons alignées et des immeubles d'habitation pour environ sept ou huit cent personnes, des boutiques et des bureaux, une bibliothèque, un théâtre, et même une église ; en bref, une petite ville modèle, une communauté planifiée. Et tout ce qu'il y avait dedans lui appartenait. […] Mais il n'y avait pas d'administration municipale. Interrogé par un journaliste venu lui rendre visite qui lui demandait comment il " gouvernait " les gens de Pullman, Pullman répondit : " Nous les gouvernons de la même manière qu'un homme gouverne sa maison, son magasin ou son atelier. Tout cela est assez simple " […] Dans sa ville, Pullman était un autocrate. Il avait une conception très ferme de la manière dont les habitants devraient vivre, et il ne douta jamais de son droit à donner de donner à cette conception une forme pratique(pp409-410).
" Pullman refusait de vendre, aussi bien des terres que des maisons - afin de maintenir " l'harmonie de la conception originelle de la ville ", et aussi, on s'en doute, son contrôle sur les habitants. Tous ceux qui vivaient à Pullman (Illinois) étaient des tenanciers de Pullman (Georges). La rénovation des maisons était strictement contrôlée, les baux pouvaient être résiliés avec préavis de dix jours " (p411)
Pullman régentait beaucoup plus étroitement sa ville que l'Etat propriétaire de Walras ne devait régenter la cité idéale de l'économiste. D'ailleurs, l'Etat propriétaire de Walras ne posséderait que les terres et non les immeubles. Cependant, la justification du pouvoir nous semble être la même dans les deux cas. Le propriétaire de la terre aménage celle ci selon son bon vouloir (" éclairé par les vérités de l'économie politique pure " chez Walras), et les individus pour lequel le domaine est géré n'ont pas à intervenir dans sa gestion.

La taxation optimale de Mirlees

L'idée d'un Etat indépendant des appétits des individus a subsistée sous d'autres formes après Walras. Elle est en fait si bien entrée dans le cadre de pensée des économistes, qu'elle est désormais allée sans dire. C'est ce que nous voulons montrer, en commentant un 'classique' de l'économie publique : La taxation optimale de Mirlees.
Bien que Mirlees ne projette pas comme Walras de rendre l'Etat propriétaire des terres, son propos est dans le fond, tout aussi radical que celui de Walras. En effet il envisage implicitement que l'Etat prélève un impôt qui n'est pas collectivement consenti.
L'article bien connu " An exploration on the theory of optimum income taxation " (1971) a comme objet l'établissement d'un impôt redistributif et la prise en compte de l'effet désincitatif de cette taxation. La raison pour laquelle le modélisateur propose cette redistribution n'est pas explicitée, mais le modèle (dans lequel les individus ne diffèrent que par leur productivité et sont identiques en ce qui concerne les préférences) suggère que l'idée d'une utilité marginale du revenu décroissante est suffisante pour justifier une relative égalisation des revenus.
L'impôt est donc l'instrument de cette redistribution. Il s'agit d'un impôt sur le revenu, car, bien que, dans le modèle, l'Etat soit omniscient, l'auteur fait remarquer que, dans les faits, le capital humain des individus n'est pas directement mesurable. De ce fait " l'indicateur le plus commode de la capacité à se procurer un revenu et le revenu "(p17)
Il s'agit donc de déterminer l'impôt redistributif optimal. Néanmoins, le terme d'optimalité nous semble quelque peu imprécis, dans la mesure ou l'objectif du modélisateur est de maximiser une fonction d'utilité collective déterminée à partir de la somme pondérée des utilités individuelles. Son objectif est donc d'atteindre un optimum en particulier.
L'idée, présentée sous une forme modélisée dans l'article, sera en partie reprise par Arthur Laffer dans le tracé de sa célèbre courbe. Il s'agit de montrer qu'une augmentation du taux d'imposition peut diminuer le bien être en diminuant l'incitation à produire des plus productifs qui supportent cet impôt.
Dans le modèle, les individus ne diffèrent que par leur productivité. Il n'y a pas de marché ni d'échange. On peut imaginer par exemple qu'il y a une population de producteurs de blé. Chaque individu vit en autarcie et consomme le blé qu'il a produit. L'impôt redistributif est un prélèvement sur la production des plus productifs (qui sont donc les plus riches), et par une redistribution de ce prélèvement au profit des moins productifs (qui sont donc les pauvres). Ce qui fait l'objet de l'article de Mirlees, c'est l'effet désincitatif de l'impôt sur les productifs (les riches) qui sont censés le payer : si un 'riche' travaille 10 heures par jour et produit 1 kilo de blé, et si l'Etat redistributif vient lui prendre 40% de son revenu, il ne va plus travailler 10 heures par jour, mais peut être seulement 6 ou 7, ce qui diminue à la fois la production totale et la quantité qui sera redistribuée aux pauvres.
Donc, pour chaque fonction d'utilité collective retenue par l'économiste, il existe un taux d'imposition 'optimal' (ou une progressivité de l'impôt optimale) qui maximise cette fonction sous la contrainte incitative. Une des " richesses " de l'article de Mirlees vient du fait que cette fonction peut être quelconque. Par exemple " Quand les objectifs sont plus égalitaristes, plus de produit est sacrifié pour le bien être des plus pauvres "(p206). Autrement dit, si l'Etat accorde plus de 'poids' à la consommation des pauvres et moins à la consommation totale, il choisira un taux d'imposition plus élevé, quitte à diminuer d'avantage la production des riches.
C'est cette pluralité des fonctions d'utilité collective qui nous fait dire que l'on retrouve chez Mirlees, comme chez Walras, l'idée d'un Etat indépendant, affranchi des contingences politiques. En effet, toute distribution des productivités contient implicitement une distribution des intérêts de chaque agent sur le montant de l'impôt. Elle contient donc implicitement l'impôt qui serait choisi par une majorité de votants.
Par exemple, dans une société ou il n'y aurait que trois individus, deux pauvres (peu productifs), et un riche, les deux pauvres, majoritaires, choisiront tout simplement le taux d'imposition qui maximisera le versement que le riche devra leur apporter (voir exemple algébrique en annexe).
Toute fixation d'un objectif 'social' ou 'de bien être', à propos de l'impôt, suppose que l'Etat (conseillé par l'économiste éclairé) définit en toute indépendance ce bien être, et qu'il calcule, en toute indépendance, un impôt 'optimal'. Il est affranchi des réclamations des individus et de l'idée d'un consentement collectif à l'impôt.
Ce qui nous intéresse, c'est que l'objectif de la majorité (forcément égoïste) diffère de celui du modélisateur (forcément bienveillant). Ne se souciant que de son bien être, et non du bien être de tous, la majorité choisira vraisemblablement un impôt plus élevé que celui que choisirait un modélisateur, même " plus égalitariste ".
Donc, pour définir un objectif autonome pour le modélisateur, Mirlees doit implicitement supposer que l'Etat s'est rendu indépendant de la majorité des électeurs dont la volonté est pourtant forcément 'cachée' dans le modèle. L'Etat, tout 'bienveillant' qu'il soit, règne en autocrate.

L'idée d'un Etat dont les ressources ne dépendent pas des électeurs, soit parce qu'il vit de ses rentes, soit parce que l'impôt n'a pas à être consenti, semble donc avoir séduit les économistes. En effet, un Etat qui a les mains libres pour utiliser ses ressources, peut, sans interférence, réaliser le bien public. Toutefois, cette idée n'est qu'une étape dans le raisonnement. On va voir dans la section qui suit que Walras lui-même amende très fortement l'indépendance de son Etat, et que les économistes contemporains réintroduisent les électeurs dans le choix de l'impôt. Toutefois, il ne faut pas s'y tromper : le but de cette étape suivante du raisonnement n'est pas de donner le pouvoir aux électeurs, mais de le retirer aux politiciens.

 

S3 : Le constitutionnalisme économique :
la main visible des économistes.

On a vu dans l'introduction de ce chapitre, que l'agenda de l'Etat et ses moyens d'action étaient déterminés par l'économiste. On a vu dans la section précédente, que l'économiste n'exclut pas de se donner les moyens de garantir l'indépendance de cet Etat.
Dans ces conditions, pourquoi les économistes ne sont ils pas partisans du despotisme éclairé et de la prise de pouvoir par un homme providentiel soutenant leurs idées ?
Walras semble parfois caresser ce rêve. Par exemple : " Le rôle de l'homme d'Etat est d'acheminer telle ou telle société donnée vers cet idéal indiqué par l'homme de science "(EAp410)
Cependant, l'Etat, ce n'est pas un seul homme : c'est un gouvernement. Or il n'y a pas de raison de supposer que les individus qui peuplent le gouvernement sont moins soucieux de leur intérêt particulier que les fonctionnaires ou d'éventuels électeurs.
Walras parle " …des ministres empruntant leur majorité d'un jour à la satisfaction d'appétits savamment groupés "(EESp399). Il dénonce l'affairisme du " préfet de Paris " (le baron Haussmann).
Dans les années 1960 et 70,
" 'the public interest approach' a été défiée par des économistes - l'école de Chicago et l'école de Virginie - qui prennent le système politique comme donné et essentiellement incontrôlable. Ces auteurs montrent comment les divers groupes d'intérêt influencent le processus démocratique et les politiciens élus pour extraire des rentes "(JJ.Laffont 2000p202)
Le nouveau (et dernier) défi que les économistes se lancent à eux-mêmes est dés lors le suivant. Comment parvenir au bien public, alors même que :
1) l'intervention de l'Etat est nécessaire.
2) personne ne recherche l'intérêt général.
Pour le dire autrement, les économistes se posent, dans le cadre de leur projet, le problème politique bien connu : 'qui garde les gardiens ?'
Certains auteurs, au premier rang desquels Schumpeter, semblent être sceptiques devant les chances de succès. Alors qu'il est le premier auteur a avoir dessiné une théorie " économique " de la démocratie, il semble penser que, malgré la concurrence salutaire que se livrent les partis en lice pour le pouvoir, le système est destiné à être englouti par l'anarchie ou le socialisme.
Mais la plupart des économistes relèvent le défi.
Cette section comporte trois parties
Dans la première partie, on rappellera la manière dont Walras, qui nous semble un pionnier dans ce domaine, a tenté de régler le problème. On essaiera de montrer que sa solution, bien que seulement esquissée est la matrice des solutions contemporaines.
Dans la seconde partie, on verra comment Hayek, en reprenant ce problème, a fondé l'économie constitutionnelle, sur des bases qui guident encore, consciemment ou non, les recherches actuelles dans ce domaine.
Et, dans le troisième partie, on verra pourquoi l'économie constitutionnelle contemporaine est le point d'aboutissement du projet économiste.

 

Walras : La représentation des intérêts

Pour Walras, on l'a vu, l'Etat, dans l'idéal, représente l'humanité. Mais :
- d'une part l'Etat réel est composé d'agents économiques élus et non d'hommes d'Etat éclairés.
- et d'autre part, les intérêts des individus présents ici et maintenant ne sauraient, étant partiels, représenter les intérêts de toute l'humanité. De plus :
" notre démocratie représentative […] incline à prendre pour l'intérêt public, qui est l'intérêt de la totalité des individus, des coalitions d'intérêts assez nombreux et assez forts pour constituer une majorité électorale "(EESp306)
Cette démocratie est donc à revoir. A propos du rachat des terres par l'Etat, Walras semble parfois songer à faire appliquer son programme par la force (" l'histoire nous apprend que les changements essentiels et radicaux dans l'organisation des sociétés ne s'effectuent presque jamais régulièrement et pacifiquement. […] Il me semble de plus en plus qu'il doive en être de même pour la transformation de la propriété foncière individuelle en propriété collective "(EESp305). Mais en général, il souhaite préserver les formes de la paix politique.
Il s'agit donc à la fois de mettre les gouvernants sous le contrôle des individus et de faire en sorte que ces individus choisissent comme gouvernants, des hommes qui, bon gré ou mal gré, agiront en faveur de l'idéal social que l'économiste a précédemment défini.
Comment s'y prendre en pratique (car il s'agit de gouverner) ?
Walras répond à cette question dans son " esquisse d'une doctrine économique et sociale "(1898) :
" Il me semble que les beaux travaux de l'école belge sur la représentation nationale et le système qu'elle appelle de ses vœux de représentation des intérêts, et que j'aimerais mieux appeler système de la représentation organique, sont parfaitement dans la direction voulue. Toutes les catégories de producteurs étant soigneusement déterminées par l'économique, faire classer par la politique les électeurs dans ces catégories, et accepter comme représentant de chaque catégorie les députés élus par leurs pairs, en raison de leur talent et de leur honnêteté connus et appréciés, cela paraît une de ces grandes idées, simples et justes, fondées à la fois sur la raison et en expérience, qui portent en elles-mêmes la marque de leur excellence aux yeux des hommes réfléchis. Elle nous débarrasserait de notre déplorable suffrage universel actuel ; il ne resterait plus qu'à trouver une organisation du pouvoir législatif et exécutif, qui nous débarrassât de même de notre non moins déplorable parlementarisme "(EAp434).
Ceci ne signifie pas que Walras soit antiparlementariste, et encore moins qu'il soit bonapartiste, mais il souhaite une réforme du mode de représentation. Sur son manuscrit (note de P.Dockés), Walras se référait explicitement à l' " école sociologique de Belgique (Prins, de Hauteville, De Greef) ". Il a échangé au moins deux lettre avec De Greef, dont l'une a été conservée. Il y écrit notamment :
" Je me réjouis d'y trouver [dans les livres de De Greef qu'il venait de recevoir] le développement de certaines idées qui nous sont chères, comme [...] la possibilité de laisser l'individu très libre dans un Etat très fort, à la condition de leur assigner à l'un et à l'autre leurs sphères d'action naturelle "(Correspondance, p600).
Il nous semble intéressant, puisque Walras déclare les rejoindre, de présenter les idées de De Greef sur la représentation, telles qu'elles apparaissent dans son livre " Introduction à la sociologie ". (1892)
Guillaume De Greef (1842-1924) professeur de philosophie et de sociologie à l'université libre de Bruxelles, est, comme Walras, un collaborateur occasionnel de la " revue socialiste ". Il développe sa conception de la représentation organique des intérêts sur des bases, à priori, fort éloignées des conceptions générales de Walras, puisqu'il se réclame de la sociologie évolutionniste d'Herbert Spencer.
Mais De Greef, qui, comme Walras, se dit " socialiste scientifique ", reproche à Spencer de n'avoir pas vu que, à côté du contrat commercial, il existait d'autre forme de contrats, et notamment le " contrat social " qui représente l'aboutissement ultime de l'évolution sociale.
" Le contrat social que Rousseau et son école placent au berceau de nos sociétés[...] est au contraire l'apanage des formes organiques développées et supérieures "(1892p146)
De Greef, contrairement à ce que sa référence à Rousseau pourrait laisser penser, n'est pas contractualiste. Et ce qu'il veut dire, en reprenant les métaphores biologiques de Spencer, c'est que ce n'est que dans un organisme perfectionné (un être humain, une société développée) et non dans un organisme simple (une algue, une horde d'hommes des cavernes), que les différentes parties peuvent se coordonner afin de participer au bien être du tout.
Le sociologue se donne donc comme tâche, de distinguer les différents 'organes' de la société.
Il distingue trois échelons dans l'organisation sociale :
- " Le producteur/consommateur, en un mot, la cellule sociale : l'échangiste : C'est à ce dernier que la direction sociale appartient de droit "(p204)
- L' " agrégat ou organisme social ", qui rassemble les consommateurs/producteurs qui remplissent une même fonction : une société par actions, un syndicat ouvrier, une association d'entrepreneurs...
" Chaque organisme social particulier a dû se consolider d'abord autoritairement... et se faire en conséquence un système politique spécial.. "(p203)
- Le " superorganisme social " qui est la société toute entière.
" Ce qui est spécial au superorganisme social dans son ensemble, et dans chacune de ses parties, c'est le contrat, résultat du débat qui naît inévitablement entre organismes particuliers "(p143)
Ce superorganisme étant fort complexe, il a besoin, pour fonctionner, d'une " politique positive " déterminée, dont les grandes lignes sont très proches du programme de Walras : propriété publique des " ressources naturelles " et nationalisation des monopoles naturels et des services publics ; programme auquel il ajoute la " transformation du salariat en contrat collectif d'entreprises "
Mais dans une société évoluée, il n'est pas question d'imposer cette politique par la contrainte. Elle doit être arrêtée par le " contrat social " entre les " agrégats sociaux ".
" Le socialisme scientifique ne peut avoir désormais d'autre formule que le perfectionnement du contrat social par l'intervention et le consentement de toutes les parties intéressées... la représentation effective de toutes les fonctions sociales et leur adhésion réciproque par la communion sociale résultant du contrat "(p150)
La représentation des " producteurs/consommateurs " se fait en deux temps :
- premier temps : chaque " agrégat " désigne ses représentants (De Greef donne l'exemple des coopératives de consommation dont le bureau exécutif est le représentant naturel)
- second temps : chaque représentant signe (bien que De Greef n'emploie pas ce verbe) le " contrat social " - en fait, un contrat de gouvernement - avec les délégués des autres " agrégats "
De Greef oppose son système représentatif " organique ", à la fois à la représentation " ad hominem " des individus, et au parlementarisme.
" Il [Spencer] a vu le danger de la démocratie absolue ; on n'a pas assez insisté sur la nécessité d'une représentation collective des intérêts sociaux, à la place d'une simple représentation des individus " pLXXVIII " ils [les partis politiques] représentent des intérêts distincts et légitimes ; mais ces intérêts n'étant ni classés ni pondérés, s'entrechoquent dans des luttes stériles et ruineuses "(pII)
De Greef pense donc que les consommateurs, les entrepreneurs, et les salariés, doivent être représentés à égalité, dans une sorte de paritarisme à trois, dont le compromis réaliserait l'équilibre des intérêts et donc l'intérêt général du " superorganisme "
Pour Walras, dont le système est fondé sur la justice et non sur la biologie, la représentation des intérêts ne correspond évidemment pas à une étape dans l'évolution des organismes vivants, mais Walras semble reprendre tout à fait l'idée d'un équilibre des intérêts.
Or les différentes classes d'agents que Walras distingue, ont, bien sûr, des intérêts divergents.
" La tendance des propriétaires fonciers, travailleurs et capitalistes, est de constituer le monopole des services ; celle des entrepreneurs de constituer le monopole des produits "(EAp475, cité par di Caro 1988p118).
On pourrait ajouter que les propriétaires fonciers ont intérêt à l'élévation des fermages, les travailleurs à l'élévation des salaires, et les capitalistes à l'élévation des "intérêts ".

Mais surtout, Walras veut éviter le suffrage individuel, car il veut faire échapper la cité (la France de la 3eme république en l'occurrence) à la tyrannie de la majorité. Et cette majorité, c'est celle des paysans propriétaires.
Les paysans propriétaires sont un résultat de la révolution française qui les a créés par l'abolition des droits seigneuriaux et par la vente des " biens nationaux ", terres ayant appartenu à des aristocrates ou à l'église, et dont certains ont été redistribués ou vendus à des agriculteurs :
" La vente des biens nationaux… est une faute, dont, à l'heure qu'il est, nous subissons encore les conséquences. Elle crée une classe privilégiée, partant conservatrice "EAp437
Or cette classe a été amenée au pouvoir par l'élection au suffrage universel masculin en 1848. Et Walras continue ainsi :
" en 1848, le suffrage universel des paysans propriétaires le ramène (le mouvement révolutionnaire) en deçà même, de la liberté politique "(idem). Dans une lettre sur le même sujet, Walras écrit : " depuis 1870, les bourgeois et les paysans réunis nous gouvernent comme vous savez " (Correspondance, l1327, cité par Dockés 1996p228)
Et évidemment, cette majorité au pouvoir s'accroche à la propriété privée des terres, ce qui empêche la venue de l' " Etat social définitif " (stade ultime de l'histoire selon Walras qui, évidemment, n'est autre que l'idéal social de l'économiste).
" Cette classe bourgeoise et paysanne… ne songeant à autre chose qu'à établir ses enfants à la faveur des institutions et des lois qui lui ont livré le patrimoine de la communauté, s'oppose à toute science, à toute réforme "EAp437
La réforme à laquelle les paysans parcellaires s'opposent, c'est, bien entendu, le " rachat des terres par l'Etat " pour lequel se bat Walras, qui conduirait à une situation ou les paysans devenus entrepreneurs d'agriculture loueraient les bras des travailleurs et les terres de l'Etat, pour produire ces " biens consommables " que sont les aliments.
" Le mode du bail à la ferme est donc le mode normal, si l'état industriel et commercial est l'état social définitif… ne sommes nous pas fondés à demander aux agriculteurs, de venir sur le marché nous apporter des produits agricoles en échange de nos produits industriels de toute nature ? "CESp569
Walras reproche aux paysans propriétaires leur tendance à l'autarcie et à la sous capitalisation. Il critique JS Mill pour sa complaisance à l'égard de l'image bucolique du paysan maître chez lui. De plus, le temps presse, car le prix des terres s'apprécie et plus l'Etat attend pour acheter les terre, moins il fait une bonne affaire.
Il faut donc empêcher la majorité des paysans propriétaires de faire la loi au sens propre du terme. Le moyen proposé par Walras (qu'il l'ait trouvé lui-même ou qu'il l'ait repris de De Greef) est finalement de suggérer une loi électorale qui mettrait les paysans 'à égalité' avec les autres intérêts économiques, et en particulier avec les contribuables. Le compromis établi alors amènerait les paysans propriétaires à céder sur ce point, et à accepter le 'rachat' des terres par l'Etat.
Ce moyen (une loi électorale) nous paraît d'une très grande modernité (tellement grande que les économistes d'aujourd'hui vont probablement le redécouvrir prochainement si ce n'est déjà fait). Notre impression, c'est que seule la sacralisation du suffrage individuel sous la troisième république a empêché Walras de préciser ses idées dans ce domaine.

Hayek : La " constitution de la liberté "
Hayek est avant tout un héritier de Mandeville dans lequel il voit un de ses prédécesseurs. Il pense que le système économique s'organise naturellement et que toute intervention consciente dans cet équilibre naturel est néfaste. Il est bien connu que Hayek explique que les règles que suivent les hommes, sont celles qui ont été retenues par le processus de la sélection naturelle et qui sont donc les plus adaptées.
Mais il y a également dans son œuvre de la maturité, une idée qui nous semble plus semblable à celles de Walras dans ce domaine. L' ordre économique devient, non plus l'œuvre de la nature (qu'il faudrait préserver), mais plutôt (ou, dans le même temps), une cité idéale dont il s'agit d'écrire la loi fondamentale.
C'est dans le tome 3 de " Droit, Législation et Liberté ", intitulé " l'ordre politique d'un peuple libre " que cette idée apparaît avec le plus de force. Hayek écrit d'ailleurs que " Si j'avais su, lorsque j'ai publié 'La constitution de la liberté' que plus tard, j'entreprendrais la tâche abordée dans le présent ouvrage, j'aurais réservé de titre pour celui ci "(DLLT1p4)
Contrairement à ce que certaines de ses formules antérieures pourraient laisser penser, Hayek est d'avis que l' " auto-engendrement " des règles a ses limites.
" Il en est[...] d'autres [des règles] auxquelles il faudra parfois les obliger [les individus] à obéir, car bien que leur intérêt de chacun les pousserait à les violer, l'ordre général qui conditionne l'efficacité de leurs actions ne s'instaurera que si ces règles sont généralement suivies [...] Nous nous intéresserons alors principalement aux règles qui, parce que nous pouvons les modifier délibérément, deviennent le principal instrument par lequel nous pouvons influer sur l'ordre existant : ce sont les règles du droit. Certaines règles du droit (mais jamais toutes, même celles là) seront [dans une société libre] le produit d'un dessein délibéré ". (DLL,T1,pp52-53 souligné par nous)
Dans l'avant dernier chapitre de son oeuvre, Hayek propose une forme d'organisation institutionnelle qui permettrait que les bonnes règles soient respectées, sans que personne ne soit en mesure d'assigner à la collectivité un résultat prévu d'avance. Il s'agit d'une esquisse qui se borne à indiquer les points importants : " Mon propos n'est pas de proposer un plan de constitution présentement applicable "(DLL,T3,p128). Cependant, ce propos fait de Hayek le père de l' " économie constitutionnelle " actuelle. Comme la loi électorale imaginée (également de manière floue) par Walras, la constitution de Hayek a pour but de faire en sorte que les électeurs (prêts à se coaliser pour défendre leurs intérêts particuliers) et les élus (prêts à distribuer des rentes pour être réélus) ne puisse détruire la société libre.
Hayek ne fait qu'évoquer la constitution idéale. Mais on peut lui donner une forme plus conventionnelle en réarrangeant ses remarques.
Tout d'abord, Hayek établit une distinction entre ce que l'on appelle improprement selon lui les lois, c'est à dire les décisions des majorités parlementaires ; et ce qu'il nomme la loi, c'est à dire un ensemble de règles intangibles, conformes à la raison et à la liberté. Le gouvernement, quel qu'il soit, ne pourra les modifier :
" C'est là ce que signifie gouvernement selon la loi ou Etat de Droit "(p146).
On peut maintenant faire la liste des institutions que Hayek mentionne et de leur fonctionnement.
La constitution :
" Une Constitution devrait consister entièrement en règles organisationnelles[...], la substance de la loi au sens de règles universelles de juste conduite " (p145)
La constitution est organisée à partir d'une " clause fondamentale " par laquelle :
" les hommes ne pourraient être empêchés de faire ce qu'ils veulent ou obligés de faire ce qu'ils veulent, qu'en conformité avec les règles reconnues de juste conduite " (p128), clause qui " rendrait inutile une énumération distincte des droits " (p131).
Hayek rappelle son hostilité aux " droits économiques et sociaux ".
Hayek ne dit pas qui sont les rédacteurs de la constitution. Il évoque seulement p146 :
" l'organisme chargé de cette tâche "
la cour constitutionnelle :
p143 " Sa composition devrait vraisemblablement joindre à des juges professionnels, d'anciens membres de l'assemblée législative, peut être aussi de l'assemblée gouvernementale " (p143)
l'assemblée législative :
Il s'agit en quelque sorte de la chambre haute, qui vote les lois importantes.
mode de désignation
L'assemblée est élue par tous les individus, selon une procédure assez longue.
" des clubs de contemporains pourraient sans doute être formés, soit, à la fin de l'âge scolaire, soit au moment de l'entrée dans la vie publique " (p139)
" dans chaque localité, exist[erait] un seul club officiel subventionné par classe d'âge " (p139) " dans chaque localité, une certaine classe d'âge se réuni[rait] régulièrement à une date et un lieu fixe ( comme c'est le cas chez les Rotariens et d'autres organisations similaires)[...] de tels clubs induiraient probablement un important facteur de cohésion sociale "(p141)
" on demanderait donc aux gens d'une même classe d'âge, une fois dans leur vie, de choisir parmi eux, des représentants choisis pour quinze ans[... ] [ainsi] un quinzième [de l'assemblée législative] serait remplacé chaque année " (p135)
" on serait sans doute amené à prévoir un mode indirect d'élection, avec des délégués régionaux élisant parmi eux le représentant " (p136)
Les personnalités élues, seraient : " un noyau choisi d'hommes et de femmes déjà distingués dans leurs activités ordinaires "(p137) " des personnes qui s'étaient auparavant distinguées dans la vie active "(p138)
rôle
parmi les tâches législatives :
" les principes de la fiscalité... les normes de la production et de la construction... la création d'un cadre adéquat pour le fonctionnement correct d'un marché concurrentiel "(p136)
l'assemblée gouvernementale
Il s'agit en quelque sorte de la chambre basse ; celle qui prend les décisions au jour le jour.
" Nous n'avons que peu à dire au sujet de la seconde assemblée dite gouvernementale [...] Il n'y a pas d'objection à ce qu'elle soit formée par des élections périodiques à la totalité des sièges suivant les orientations de partis, ni à ce que ses activités principales soient dirigées par un comité exécutif de la majorité. Celui ci constituerait le gouvernement proprement dit "(p141)
La phrase suivante résume bien le point essentiel dans le modèle constitutionnel de Hayek.
" Si on demande où réside dans un tel dispositif, la " souveraineté ", la réponse est qu'elle n'est nulle part - ou du moins qu'elle ne réside temporairement, qu'au niveau de l'organisme chargé de fabriquer ou d'amender la constitution "(p146)
Cette phrase nous semble très importante. Hayek parvient, à notre connaissance le premier, au terme logique du processus que nous décrivons dans ce chapitre, et que l'on pourrait appeler 'la réduction du souverain'. Les seuls souverains (provisoires), les seuls à rechercher consciemment le bien public, ce sont les rédacteurs de la constitution. Les autres, tous les autres, sont des agents économiques, ne cherchant que leur intérêt particulier.
On ne sait pas qui sont les rédacteurs de la constitution (la 'commission'). Cependant, l'économiste lui-même semble très bien placé pour en faire partie. En effet, à propos du 'free banking', une réforme qu'il juge essentielle, Hayek écrit :
" Cela me semble d'une importance si grande, qu'une constitution pour un peuple libre devrait rendre ce principe inexpugnable, par quelque clause comme celle ci : " Le parlement ne fera aucune loi restreignant le droit de toute personne à détenir, acheter, vendre ou prêter, contracter et faire exécuter des contrats, calculer et tenir ses comptes, en n'importe quelle monnaie de son choix "DLLT3178
Quant à la cour constitutionnelle, son rôle apparaît fondamental. En effet, ses membres sont différents des rédacteurs de la constitution. Pourtant, elle veille au respect de la constitution. Elle est donc composée de personnes dont le but conscient est de préserver cette constitution.

Les contemporains : l'économie constitutionnelle.

L'économie constitutionnelle qui se développe actuellement, fait partie de l'économie, mais rejoint également le " constitutionnalisme " en philosophie politique. Le constitutionnalisme est l'étude normative des constitutions. " La conception normative, perçoit la constitution comme une loi fondamentale, c'est à dire comme une norme juridique suprême. Elle correspond à un courant de la pensée politique, qui [….] envisage la constitution comme une technique de limitation du pouvoir destinée à garantir la liberté de l'individu "
Il y a trois aspects dans l'économie constitutionnelle contemporaine.
- un aspect positif. Il s'agit de faire la théorie " économique " des constitutions existantes.
- un aspect qui rejoint l'idée de contrat social. Il s'agit, dans la lignée de l'œuvre fondatrice de Buchanan et Tullock (1962) d'établir quelles institutions choisiraient des individus 'autocentrés' sortant de l'état de nature.
- un aspect normatif qui nous intéresse ici, et qui est d'ailleurs l'aspect prédominant. Il s'agit dans la lignée de Walras et de Hayek, de rechercher la " constitution " qui permet aux individus qui ne le recherchent pas de parvenir au bien public.

On va distinguer deux sujets d'étude dans l'économie constitutionnelle :
- La recherche de " constitutions " limitant l'arbitraire des gouvernants.
- La recherche de " constitutions " limitant l'arbitraire des gouvernés.
On discutera ensuite ce constitutionnalisme des économistes.

Les " constitutions " limitant l'arbitraire des gouvernants.

Il s'agit d'empêcher que les gouvernants n'utilisent leur information privée, pour s'enrichir au détriment du bien public. Il s'agit donc d'un problème d'agence, mais dans ces modèles, si les agents sont bien les gouvernants, le principal n'est pas l'électeur médian ou la majorité. Le principal est tout simplement " la constitution " qui représente l'intérêt général.
On prendra comme exemple le premier modèle de " constitution " proposé par JJ.Laffont, dans son livre " Incentives and Political Economy "(2000). Le point de départ de son étude est l'idée que l'on ne peut plus considérer que les gouvernants sont soucieux de l'intérêt général :
" Le monarque était le juge parfait, le parfait représentant du peuple, et prenait des décisions parfaites. Maintenant, la tâche est beaucoup plus difficile. Comment une société doit-elle être organisée quand les branches judiciaire, exécutive et législative du gouvernement doivent être déléguées par le peuple, à des agents qui ont leurs propres intérêts privés ? "p3 (au vu du modèle, les mots 'délégués par la constitution' nous sembleraient plus exacts)
Plus exactement, le propos de Laffont est de montrer que la constitution peut être écrite de telle manière, que des politiciens guidés par leur intérêt personnel peuvent être plus utiles que pas de politiciens du tout. Il va donc comparer
- une situation ou il y a une constitution (et implicitement une police qui la fait respecter) mais pas de 'politiciens', et
- une situation ou il y a un ou des 'politiciens' qui sont en fait des acheteurs des biens 'publics'.
Pour l'exposition, nous avons légèrement simplifié une notation. Nous le signalerons au passage.
" La constitution optimale sans supervision "
" Considérons le problème de la production d'un bien public par une firme qui a une information privée sur sa fonction de coût. Produire q unités de bien public a un coût q. Le coût marginal peut prendre seulement deux valeurs - , + , avec respectivement les probabilités v et (1-v). Ces probabilités sont 'common knowledge', mais seule le manager de la firme connaît la vraie valeur de . Il n'y a qu'une seule firme qui peut produire le bien public. En appelant t, le transfert du gouvernement à la firme, pour obtenir sa participation, la contrainte de rationalité individuelle doit être satisfaite pour toutes les valeurs de , soit :



" proposition 2.1. La constitution optimale crée des incitations pour les politiciens afin d'éviter leur capture par les groupes d'intérêt, et diminue la production afin de diminuer l'enjeu "(p33)
(une proposition voisine, incluant la 2.1 comme cas particulier est démontrée plus loin, dans le cas ou deux politiciens sont en concurrence)

Deux schémas viennent illustrer le raisonnement.

On voit la progression intellectuelle entre ce modèle et le modèle qui illustrait dans notre première section l'achat de soins médicaux. Grâce à l''invention' d'une constitution 'optimale', une quantité de bien public proche de celle qui rend le bien être maximum est produite alors que l'offreur et l'acheteur public ne se soucient que de leur intérêt particulier

Les " constitutions " limitant l'arbitraire des gouvernés

Cette voie de recherche est assez nouvelle parmi les économistes, mais nous semble connaître une vogue croissante, qui est assez logique si on se rappelle que, pour les économistes, les gouvernés sont, comme les gouvernants, soucieux de promouvoir leur intérêt particulier. Or la loi de la majorité, en général représentée par l'électeur médian, peut déboucher, on l'a rappelé, sur une perte de bien être. De ce fait, de plus en plus, ce que les économistes appellent " constitution " est tout simplement une loi que les individus ne peuvent pas changer. Se demandant " Qu'est ce qui est constitutionnel ? " (pour les économistes, s'entend), Pierre Salmon répond :
" Une constitution formelle ne peut pas être changée par une majorité simple des votants "(Rules and reason, 2001p166). Et il ajoute la remarque suivante " Une large part de la littérature sur les constitutions, et presque toute la petite part qui est produite par les économistes, reflète ce qui a été appelé " constitutionnalisme ", c'est à dire que son objet exclusif est de contraindre ou de circonscrire, la majorité des votants "(p169).
Salmon rappelle que ce souci remonte à James Madison (aux Etats Unis) et à Benjamin Constant (en France).
On peut prendre comme exemple de ces recherches, un article de Pio Baake et Rainal Borck paru en 2000 dans la revue " public choice " : " Pareto efficiency and majority voting : why taxes on the middle class may be desirable ". On va voir que la préoccupation est la même que celle de Mirlees (on recherche l'impôt 'optimal'), mais que ces auteurs abordent désormais frontalement le problème de l'écart entre l'impôt qui maximise le bien être et l'impôt voté par la majorité.
L'idée est la suivante :
Dans une économie donnée un bien 'public' (collectif) doit être acheté à une firme extérieure.
Si la quantité produite du bien collectif et son mode de financement (supposé être un impôt sur le revenu) sont votés à la majorité simple, c'est en pratique l' " électeur médian " qui fixera les règles et le montant de l'impôt.
Bien que les auteurs ne le rappellent pas explicitement, il est bien connu que l'électeur médian choisira un impôt très progressif supporté par les plus productifs (les plus riches), ce qui conduira à une surproduction du bien collectif et une sous production du bien privé. On se rappelle que c'est déjà la situation que Walras dénonçait d'une manière 'littéraire'.
Pour éviter ce problème, les auteurs proposent le procédé suivant :
- La " constitution " choisit la clé de répartition de l'impôt (de la capitation à l'impôt infiniment progressif, en passant par l'impôt proportionnel).
- L'électeur médian choisit le montant de l'impôt.
- Chaque agent enfin, choisit la quantité de bien privé qu'il produira, sachant qu'une part de son produit servira à payer l'impôt.
Les auteurs montrent que si l'impôt a un caractère désincitatif sur la production (parce que l'effet de substitution l'emporte sur l'effet de revenu) alors la meilleure " constitution " (celle qui, dans le modèle, accroît l'utilité totale des agents qui ne diffèrent que par leur productivité), consistera en un impôt proche de la capitation, variant très peu avec le revenu. Dans ces conditions, l'électeur médian ayant à subir lui-même une part de l'impôt sensiblement proportionnelle à l'utilité marginale qu'il retire du bien collectif, il choisira spontanément une quantité de bien collectif (et donc d'impôt) proche de la quantité qui maximise le bien être.
La rédaction de la constitution est donc une étape dans une procédure qui, sans être une procédure de révélation à proprement parler, amène l'électeur médian à choisir une quantité de bien collectif proche de celle qu'il choisirait si tous les agents lui étaient identiques. " La constitution " traite donc les électeurs, de la même manière que l'Etat traite ses fournisseurs.

Conclusion : La cité de l'économiste

En rédigeant des constitutions, les économistes parviennent à faire en sorte que, dans le domaine politique, comme sur le marché économique, des individus poursuivant leur intérêt personnel arrivent à atteindre (plus ou moins bien) l'intérêt général.
Dans la cité idéale, vivent donc désormais ensemble:
- d'un côté un marché sur lequel des consommateurs et des entrepreneurs à la poursuite de leur intérêt personnel achètent, vendent, se font concurrence, et parviennent ainsi à l'intérêt général grâce à la " main invisible " du marché.
- et de l'autre côté, une arène politique, dans laquelle des électeurs prêts à exploiter la minorité comme une vache à lait, des gouvernants prêts à vendre leur politique au plus offrants, et des fournisseurs de services publics prêts à laisser mourir leurs malades, à laisser dérailler leurs trains…si cela leur est profitable ; parviennent néanmoins à l'intérêt général, grâce à la 'main visible' des rédacteurs de la constitution.

Nous posons maintenant la question : Qu'est ce qui justifie que le rédacteur de la constitution recherche l'intérêt général, alors que les producteurs des biens collectifs, les gouvernants et les électeurs recherchent leur intérêt particulier ?
Il nous paraît important de noter que ce n'est pas parce qu'ils ne savent pas comment y parvenir..
Dans le modèle de Laffont, le schéma reproduit ci dessus montre bien que le superviseur/politicien bienveillant - s'il existait - parviendrait à un meilleur résultat que le superviseur/politicien guidé par l'intérêt personnel.
De plus, dans le modèle, on pourrait également supposer que le manager du monopole public est 'bienveillant'. Si c'était le cas, il révèlerait à chaque période son coût, et " la constitution " choisirait le contrat entraînant le 'first best' avec un profit nul pour la firme. Plus simplement, le manager pourrait choisir de lui-même de tarifer au coût moyen, qui est également le coût marginal ( ), et la constitution deviendrait inutile.
Autrement dit, un superviseur/politicien n'est nécessaire que parce que le producteur du bien collectif est guidé par l'intérêt personnel, et de même, le réacteur de la constitution bienveillant n'est nécessaire que parce que le superviseur/politicien est guidé par l'intérêt personnel.
Supposer que le producteur du bien collectif est animé par l'intérêt personnel n'est donc que reculer pour mieux sauter. A la fin des fins, il faudra bien qu'il y ait quelqu'un qui soit animé par le souci du bien public pour que la production des 'services publics' (collectifs) soit assurée efficacement Et ce quelqu'un, c'est le rédacteur de la constitution.
On peut vérifier, dans le modèle de Laffont, que l'objectif de " la constitution " c'est le bien être social. C'est ce qu'indique clairement le premier schéma.
Par ailleurs, l'intervention des constitutionnalistes n'a rien à voir avec un problème de traitement de l'information à la Hayek. Dans le modèle de Laffont, le problème d'information est un problème d'incitation, et pas du tout un problème cognitif. En ce qui concerne le modèle de Baake et Borck que nous n'avons pas reproduit, il est supposé implicitement que tous les agents ont une information complète, puisque pour calculer le montant de l'impôt qu'il souhaite voir prélevé, l'électeur médian a besoin d'anticiper parfaitement les offres de bien privé et les demandes de bien collectif des autres électeurs.

On peut représenter par un schéma, l'ensemble de la démarche intellectuelle qui a conduit peu à peu les économistes à se muer en constitutionnalistes.


Nous posons donc à nouveau la question : Qu'est ce qui justifie que le rédacteur de la constitution recherche l'intérêt général, alors que les producteurs des biens collectifs, les gouvernants et les électeurs recherchent leur intérêt particulier ?
La réponse que nous proposons, c'est que les économistes entendent réserver à un nombre aussi réduit que possible, en fait, réduit à eux-mêmes, la recherche consciente du bien public. Ce n'est pas que les économistes veuillent accaparer pour eux-mêmes, le privilège d'œuvrer consciemment pour le bien public ; c'est plutôt, comme on le verra au prochain chapitre, que la volonté de réaliser le bien public est une passion perverse que seuls les théoriciens savent maîtriser en leurs cœurs.
Voici ce que Walras dit de lui-même à la fin de son " esquisse d'une doctrine économique et sociale " de 1896 :
" Et, par-dessus tout, travaillons dans un complet désintéressement des satisfactions d'ambitions et d'amour propre. La science morale n'exige pas de grands frais ; l'amour de la vérité et le dévouement à la justice lui suffisent, mais ils lui sont indispensables "EPAp437
Hayek, quant à lui, est très discret sur ses propres motivations (du moins dans " droit, législation et liberté "), mais il est manifeste que son œuvre est un combat pour la liberté. Par exemple : " L'ultime bataille contre le pouvoir arbitraire, nous avons encore à la mener "(DLL.T3p182)
Quant à JJ.Laffont, voici ce qu'il écrit :
" Dans un monde d'information asymétrique et de contraintes d'incitation[…] deux résultats remarquables émergent à propos de la relation entre les économistes et les politiciens.
Premièrement, en travaillant pour les politiciens (par exemple en apportant de l'information), les économistes peuvent aider l'action des politiciens qui favorisent une majorité au dépens d'autres groupes, conduisant à un résultat pire en moyenne.
Deuxièmement, les économistes ont une voie alternative pour être socialement utiles. En suggérant des règles constitutionnelles qui diminuent l'arbitraire des politiciens, même au prix d'une certaine perte d'efficacité [par rapport au 'first best', s'entend] les économistes peuvent rehausser le bien être social attendu "p150
" Il n'est pas clair cependant que de tels économistes seront pris au sérieux par le reste de la société dans la mesure ou ils affirment qu'ils sont bienveillants, et de ce fait, contredisent l'ensemble de leur démarche intellectuelle, qui considère tous les autres agents comme guidés par l'intérêt personnel "p6
On ne saurait mieux dire. Par ailleurs, on remarque, dans cette citation que l'on ne sait pas à qui les économistes " suggèrent " des règles constitutionnelles.
Dans une contribution titrée " On writing a constitution "(2001), D.Mueller jette une légère lueur sur ce point.
" […] comment pouvons nous obtenir une constitution qui peut avoir des conséquences désirables ? Une solution est de trouver un Clisthene qui est capable de concevoir le système politique dont un pays a besoin [Cependant] attendre, ou trouver une personne qui proposera une telle constitution n'est pas une option prometteuse "p15
D.Mueller propose alors, pour écrire une constitution, de désigner une assemblée constituante. Mais une telle assemblée ne doit pas être élue, afin d'éviter la tyrannie de la majorité. Elle doit donc être tirée au sort. Cependant :
" Une convention composée d'un échantillon des citoyens manquerait de moyens d'expertise. Cette déficience pourrait être comblée… en nommant des experts comme consultants ou comme membres additionnels "(p19)
Avec une modestie qui fait écho à la volonté commune aux économistes, de rester dans l'ombre du Prince, D.Mueller imagine donc que les membres de l'assemblée constituant tirés au sort consultent les économistes, qui ne manqueront probablement pas de leur " suggérer " les règles constitutionnelles les plus à mêmes de conduire au bien public.

Une autre question nous semble se poser: une fois que la constitution a été écrite et promulguée, qu'est ce qui oblige les politiciens et la majorité des électeurs à la respecter ? La question est liée à celle du pouvoir des juges, seuls fondés à punir ceux qui contreviendraient à la constitution.
JJ.Laffont perçoit ce problème, puisque dans un autre ouvrage, à propos d'un modèle similaire, il imagine :
" Une cour administrative qui punit sévèrement le gouvernement si la politique qu'il met en œuvre par la suite [….] est en contradiction avec les arrangements autorisés par la constitution "(JJ.Laffont et J.Tirole 1993p621)
Implicitement l'objectif des juges est différent de celui des rédacteurs de la constitution (maximiser le bien être) et de celui des politiciens (promouvoir leur propre intérêt). Leur objectif est 'déontologique' : ils agissent dans le but d'assurer le respect de la constitution, non pas parce qu'elle maximise le bien être, mais parce qu'elle est la constitution.


L'aboutissement du projet économiste de faire réaliser le bien public par des individus qui s'en désintéressent nous semble donc finalement aboutir à une sorte de despotisme éclairé des rédacteurs de la constitution. Eclairé et de longue durée car alors que l'œuvre du prince des lumières ne dure que ce que dure son règne, l'œuvre des pères fondateur de la loi suprême est destinée à durer aussi longtemps qu'il y aura des juges/exégètes pour la faire respecter.

Un économiste constitutionnaliste, ou quiconque connaît le 'public choice' pourrait protester face à cette conclusion. En effet, dans toute la démarche contractualiste, ce sont les individus qui se lient eux-mêmes lorsqu'ils choisissent ensemble les règles constitutionnelles.
Cela est vrai en effet mais il s'agit d'individus fictifs. La preuve expérimentale de cette assertion nous semble avoir été donnée par le processus d'adoption de la constitution de l'UE. Aucun constitutionnaliste à notre connaissance n'était partisan d'une adoption par référendum, seule manière pourtant de faire en sorte que les agents réels, et non pas des agents fictifs imaginés par les économistes et les philosophes, soient à la base de l'ordre constitutionnel.


Annexe sur l'impôt optimal

On veut montrer que, dans un cas simple, la distribution des productivités détermine immédiatement l'impôt qui serait voté par la majorité. L'idée de prélever un impôt 'optimal' contient donc implicitement l'idée que l'Etat peut imposer sa volonté à la majorité.

On reprend les notations de Mirlees. soit

c = la consommation
y = le temps de travail,
n = la quantité produite par heure de travail,
ny = la quantité produite = le revenu = la quantité consommée,
(1-y) = le loisir.
Les individus ne diffèrent que par leur productivité (n).



On remarque que yr* est décroissant en t. 1/(1-t) est à 1 ; donc n+1/(1-t) est à n+1, donc y* avec impôt est à y* sans impôt. Le riche travaille d'autant moins qu'il est imposé (l'effet de substitution l'emporte sur l'effet de revenu)
L'utilité atteinte par le riche à l'optimum individuel est :



On va maintenant montrer qu'il existe un impôt déterminé qui serait voté par la majorité des pauvres.

 

 
 

 
 

1. " Si le ministère de la production se propose d'obtenir le maximum collectif - ce qu'il doit, de toute évidence, quelles que soient les lois distributives adoptées - toutes les catégories économiques de l'ancien régime réapparaissent, bien que, peut-être, sous d'autres noms : prix, salaires, intérêts, rentes, profits, épargne, etc.… " (Barone p 297)

2. (" Dans une large mesure, on peut dire que beaucoup des évolutions institutionnelles récentes, des abandons de la planification dans les pays de l'Est aux grands mouvements de privatisation en Europe de l'Ouest, en passant par les problèmes moins médiatisés et moins grandioses, des réformes de la réglementation…trouvent leur motivation fondamentale dans la prise en compte plus réaliste des problèmes incitatifs ")(Tp63 Laffont 1992pp14-20)

3. En fait, pour que la solution soit déterminé, il faut que le coût croisse moins que proportionnellement à l'effort : c = c(e) avec c'(e) 0 et c''(e) 0 . La quantité de soin vendue qui maximise le surplus est celle pour laquelle le coût marginal de l'effort, est pour l'hôpital égal à sa recette marginale :

4. Dictionnaire de philosophie politique. (sous la direction de Philippe Raynaud et Stéphane Rials) PUF 1996

5. La formule de l'original est : S = S(q) - (1+ )t. En effet " pour des raisons informationnelles, l'impôt est toujours … facteurs de pertes qui sont estimées à 30% environ dans les pays développés "(p23). On a simplifié de la même manière les équations suivantes dans lesquelles ce terme intervenait.

 
 
     
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