La cité morale des économistes
Essai sur la portée politique de la science économique

Mon e-livre par Antoine Fréjaville

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CHAPITRE 3
LES MECANISMES ECONOMIQUES


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Introduction

L'élément " mécanisme " du récit économique est l'explication du lien qui existe entre les actions des individus et les résultats de ces actions, quand ce lien n'est pas trivial. Le mécanisme explique pourquoi telles actions entraînent telles conséquences.



Le mécanisme est distinct des comportements puisque : " Des actions absolument identiques, ou simplement analogues, correspondent aux motivations les plus diverses "(W.Propp p92)
Les mécanismes sont donc impersonnels :
" Quand je dis par exemple que 'les choses tendent à augmenter ou à diminuer de valeur selon que la quantité demandée augmente ou diminue par rapport à la quantité offerte sur le marché', j'énonce une loi du même ordre que quand je dis 'les corps tendent à tomber vers le centre de la terre, avec une vitesse croissante en proportion du temps' "(Walras ESpp31-32)
En effet, que les demandeurs et les offreurs soient des individus maximisant leur intérêt, des expérimentateurs suivant une règle quelconque (par exemple les offreurs offrent une quantité égale au double du prix crié) ou des fous tirant leurs offres et leurs demandes à pile ou face, cela ne change rien à la " loi " de l'offre et de la demande. Il s'agit d'une loi impersonnelle, fatale, à laquelle les hommes ne peuvent rien changer. Elle ressemble en cela aux lois de la mécanique ou de l'astronomie.
Etant impersonnelles, les lois de l'économie pure, peuvent être formulés sous forme d'instructions. C'est ce que fait Walras dans son " appendice géométrique " lorsqu'il énonce que, pour arriver à l'équilibre de la capitalisation
" Il faut faire la hausse du prix des capitaux neufs par la baisse du taux de revenu net si la demande des capitaux neufs en numéraire est supérieure à l'offre, et la baisse du prix des capitaux neufs, par la hausse du revenu, si l'offre des capitaux neufs est supérieure à la demande "(EPp707)
Autrement dit, les mécanismes économiques, comme les mécanismes physiques, n'ont pas, en eux-mêmes, de portée positive ou normative. Ainsi, il est équivalent de dire " L'eau bout à 100 degrés ", et " pour faire bouillir de l'eau, il faut la porter à 100 degrés " De même, il est équivalent de dire " A demande égale, l'augmentation de la production diminuera le prix d'équilibre " et de dire " A demande égale, pour diminuer le prix d'équilibre, il faut augmenter la production ".

Un mécanisme économique est une technique de production à l'échelle de la société. Pas seulement d'une 'technique' au sens des économistes (= une liste des facteurs de productions nécessaires et des quantités utilisées), mais aussi une technique au sens des ingénieurs. Par exemple, pour produire de l'électricité, il faut construire un barrage et la quantité d'électricité produite dépend de sa hauteur, de sa courbure, de la place des turbines…
Notre principal but, dans ce chapitre, est d'exposer l'indépendance logique des mécanismes économiques et des comportements économiques, afin de montrer ensuite que l'habitude des économistes de faire actionner ces mécanismes par des agents 'inconscients' de leurs conséquences sur le bien public, résulte d'une volonté politique et non d'une nécessité logique. On verra que cette 'inconscience' (nous reprenons ce mot de Hayek) est - dans les modèles des économistes - de moins en moins une ignorance (l'agent ne sait pas quoi faire pour atteindre le bien public) et de plus en plus une mauvaise volonté (l'agent sait ce qu'il faudrait faire pour atteindre le bien public, mais il n'y a pas intérêt).
On appellera processus un mécanisme actionné inconsciemment, et procédure un mécanisme actionné consciemment.

S1 : Les mécanismes en économie

Rappelons que, dans la narration du récit économique, le mécanisme peut être décrit par l'écrivain/économiste, avant ou après les comportements économiques. On peut présenter d'abord les comportements, puis, une fois que les actions choisies par les individus ont été expliquées, s'en servir comme base pour expliquer le mécanisme ou, au contraire, présenter le mécanisme et étudier ensuite les comportements qui conduisent à son enclenchement.

Dans cet ouvrage, nous présentons les mécanismes économiques (dans ce chapitre) avant les comportements (dans le prochain chapitre), à la fois pour mettre en avant le caractère normatif des modèles économiques, et pour respecter l'ordre de présentation des textes exemplaires de Walras.

Les principaux mécanismes

Les découvertes de mécanismes sont très rares en économies et, comme on le verra, l'étude des mécanismes elle-même tombe aujourd'hui en désuétude. Pourtant, les " grands économistes " sont surtout connus pour leur mise à jour de mécanismes. Rappelons les principaux, de la " révolution marginaliste " jusqu'à nos jours :
- le tâtonnement (Walras)
- l'entrée dans la branche (Marshall)
- le " cobweb " (Moore)
- le multiplicateur (Kahn-Keynes)
- le " non-tâtonnement "

Dans tous les cas, le mécanisme est une 'production' que les agents réalisent sans même s'en rendre compte, ou que l'économiste propose à la société. Par exemple, le tâtonnement est une technique qui 'produit' les prix d'équilibre en utilisant comme 'ingrédients' les informations données par les agents.
Dans tous les cas, l'économiste dévoile cette production que les agents réalisent sans même s'en rendre compte et sans que ce soit leur intention :
Chez Walras, le " commissaire-priseur " est la métaphore ou l'acteur obligé (les interprétations divergent à ce sujet) de l'algorithme qui transforme les demandes nettes en variations de prix. En annonçant ce qu'ils demandent, les ménages choisissent des quantités. Ils n'ont aucune intention de parvenir à l'équilibre, mais c'est pourtant le résultat qu'ils atteignent - avec l'aide du " commissaire-priseur ".
Chez Keynes, les consommateurs sont eux mêmes les acteurs du mécanisme qui transforme les dépenses des uns en revenus des autres. En fixant ce qu'ils dépensent, les consommateurs choisissent des montants. Ils n'ont aucune intention de parvenir à un équilibre (de sous emploi ou de plein emploi), mais c'est pourtant le résultat qu'ils atteignent.

 

Mécanisme et itération

La plupart des mécanismes économiques sont itératifs. La 'cobweb' en est l'illustration la plus parlante. Le grand mécanisme, que l'on pourrait appeler " Mécanisme " est composé d'une série successive d'actions suivies de leurs conséquences. On pourrait les représenter ainsi :


Nous disons une action et non un comportement, car pour le déroulement de l'effet multiplicateur, peu importe les raisons pour lesquelles les agents (les consommateurs) consomment ces montants, tant que ces montants sont positifs et finis. C'est si vrai qu'il n'y a pas de théorie du consommateur keynésien. Il n'y en a pas besoin pour faire fonctionner le multiplicateur, de même qu'il n'y aurait pas besoin de la théorie du consommateur néoclassique pour faire fonctionner le tâtonnement. Pour le dire autrement, les motivations des consommateurs ne sont pas l'affaire du responsable de la politique budgétaire : tout ce qu'il veut, c'est que les agents choisissent une propension à consommer et donc une consommation. Peu lui importe le fondement rationnel (ou irrationnel) de la 'loi psychologique fondamentale'.

Dans le cas du multiplicateur comme dans le cas du tâtonnement, le Mécanisme est achevé quand l'itération du mécanisme aboutit à un mouvement nul.

On dira : mais chez Keynes, ce sont bien les consommateurs eux mêmes qui transfèrent du revenu en allant faire leurs courses. De même chez Walras, si on oublie la fiction du commissaire priseur, ce sont bien les agents eux mêmes qui font varier les prix en allant " à l'enchère et au rabais ". A ce compte, en quoi un mécanisme diffère t'il d'une action ?
La différence, c'est que les agents n'aperçoivent pas le mécanisme . Comme le sapeur Camembert qui en creusant un trou ne s'aperçoit pas qu'il forme un tas, le consommateur keynésien qui fait ses achats ne s'aperçoit pas qu'il augmente le revenu national. De même, l'agent walrasien, en allant à l'enchère ou au rabais ne s'aperçoit pas qu'il fait varier le prix pour tous les agents et les prix de tous les biens. Si il s'en apercevait, il dirait en lisant Walras (ou Keynes) : mais je sais tout cela, pourquoi l'imprimer ?

Mécanisme et " main invisible " : entre libéralisme et socialisme

Les mécanismes économiques sont fortement liés à l'idée de " main invisible " et d' " effets de composition " ou " effets pervers " au sens de Raymond Boudon, c'est à dire au libéralisme économique. Telle ou telle forme organisée, tel ou tel résultat, apparaît, comme la conséquence imprévue des actions des agents. Mais, alors que la découverte du mécanisme est 'favorable' au libéralisme, l'explication de ces mêmes mécanismes, engendre la tentation de ce qu'Hayek appelle le 'constructionnisme'.

Mécanisme et libéralisme : les émergences
Il s'agit de montrer comment l'institution choisie est sélectionnée par le processus économique. Le moyen le plus simple (dans son principe) est de faire de l'institution en question, la productrice du produit que les consommateurs préfèrent.
Les célèbres idées de Hayek sur le " free banking " peuvent, à notre avis être rangées sous cette rubrique. Rappelons brièvement les deux étapes du raisonnement :
Tout d'abord, des banques émettent chacune leur propre " marque " de monnaie, que les consommateurs jugent en fonction de l'intérêt qu'elle rapporte, du montant des réserves de la banque, et de la stabilité de son pouvoir d'achat.
Ensuite, la monnaie dont la qualité est la meilleure, et qui, par conséquent, sert le plus de titre de réserve, est utilisée comme unité de compte, puis enfin comme principal, voir unique, moyen de paiement, au fur et à mesure que les concurrentes de la banque qui l'émet perdent des parts de marché.
Dans son ouvrage " anarchie, Etat et utopie " (1974) le philosophe Robert Nozick reprend le même raisonnement à propos de l'Etat.
Nozick se fixe pour tâche : " l'explication de l'Etat par la main invisible " Il s'agit d'expliquer " comment un Etat naîtrait dans un état de nature, sans que les droits de qui que ce soit ne soient violés ". Plus précisément " comment, sans que personne ait cela à l'esprit, les actions rationnelles et intéressées, de personnes vivant dans un état de nature lockéen aboutiront à des agences de protection dominantes dans certains territoires géographiques ".
Mais les mécanismes décrits par les libéraux, quand ils sont explicités, sont toujours très simples, et reviennent, en général, à dire que la concurrence élimine les moins efficaces. Dans les deux exemples ci dessus, 'l'institution' est l'entreprise 'vainqueur' de la compétition.

Mécanisme et socialisme : la duplication
L'élucidation exacte, par exemple sous forme mathématique, d'un mécanisme, permet de l'enclencher délibérément. Rappelons en effet que, dans un récit libéral ou économiste, le mécanisme est toujours " branché " sur des comportements, les actions des individus étant au point de jonction entre les deux. Un Etat (ou un individu) socialiste, peut effectuer les mêmes actions pour enclencher le même mécanisme.
Ainsi, l'Etat 'keynésien' augmente les dépenses publiques, pour déclencher consciemment le mécanisme du multiplicateur, déclenché inconsciemment par les entrepreneurs qui investissent.
De même, l'Etat socialiste rêvé par Guevara, duplique délibérément les mécanismes du " tâtonnement " et des " livraisons réciproques ". Voici ce que Guevara écrit dans sa " Revista economista " :
" En supposant la réalisation d'un plan… il faut un instrument d'analyse extérieur qui permette de le valoriser [d'évaluer sa valeur], il me semble que cet instrument ne peut être autre chose que le plan lui-même…[en cas de déséquilibre entre l'offre et la demande, il convient] de corriger la situation par des tâtonnements successifs…l'équilibre entre le fonds marchand et la demande solvable est le patron de contrôle "(p154) " Le calcul économique a prouvé son efficacité et, en partant d'une même base, ce sont les mêmes objectifs qui sont fixés "p167.
A priori, on se demande pourquoi vouloir dupliquer un mécanisme qui a été découvert comme complément de comportements économiques. Il y a deux raisons pour cela, d'un point de vue socialiste.
La première est la raison morale : Guevara dénonce de manière répétée, le mobile du profit utilisé pour inciter les entrepreneurs à la production, aux Etats Unis, et même en Union soviétique. Dans son programme " Les entreprises qui fonctionnent suivant le régime du financement budgétaire [les avances faites aux établissements par le ministère de l'industrie] travailleraient sur la base de leur coût planifié et n'auraient pas de bénéfice " p180. C'est bénévolement, et dans le but délibéré (et non plus instrumental) de répondre aux attentes des consommateurs, que les entreprises réorganiseront leur production.
La seconde est la raison conséquentialiste. Faute des actions appropriées, le résultat atteint par le mécanisme, en régime libéral ou économiste, peut être médiocre en terme de bien public. Guevara prend l'exemple des conditions de travail : En régime " capitaliste ", l' " optimum mathématique " est atteint (comme il doit l'être en régime socialiste), mais les conditions de travail (ce que Walras appellerait les coefficients des travaux) sont à la discrétion des entrepreneurs avides de profit (une opinion partagée par Walras). En revanche, dans l'Etat socialiste " Tous les efforts que représentent les normes de travail seront réalisés avec la participation directe du personnel des entreprises et des organisations sociales, notamment de syndicats "p183
Ce conséquentialisme est également la raison d'agir de l'Etat Keynésien : le mécanisme du multiplicateur est enclenché de manière plus efficace, quand il l'est partiellement par l'Etat.
la raison conséquentialiste peut être 'pimentée' par des considérations morales. C'est ce qui ressort du raisonnement suivant d'Arthur Pigou :
Pigou s'interroge sur la propriété du capital dans les industries qui sont de monopoles naturels : Ces industries doivent-elles être propriété d'actionnaires privés, des communes ou de l'Etat ?
" Que le service soit procuré par une compagnie privé ou par une autorité publique d'Etat, la manière de conduire l'exploitation doit être similaire[…] Il semble qu'il n'y ait pas de base réelle pour soutenir, sans référence à une situation particulière, qu'une gestion publique soit plus efficace qu'une gestion privée ou inversement "p352.
[Cependant] " L'autorité publique a un avantage : …. C'est le fait que, pour une somme d'argent donnée, un ingénieur ou un gestionnaire plus efficace peut être obtenu [dans une entreprise publique] que dans une entreprise privée, pour la raison que la situation de fonctionnaire est attirante en elle-même et fait aussi appel à des motifs altruistes ; ou bien qu'un ingénieur ou un gestionnaire d'une certaine efficacité peut être obtenu pour une moindre somme d'argent. Cet avantage doit être bien compris : ce n'est pas seulement l'économie d'argent : une nouvelle utilité [" value "] est crée par la satisfaction supplémentaire que l'ingénieur ou le manager tire du fait de servir le public "p353 .
Le mécanisme est donc un élément du récit économique, qui a tendance à changer de couleur politique au fur et à mesure de son étude. Libéral à sa découverte, il tourne de plus en plus au socialisme à mesure qu'il est mieux connu.

S2 : Le mécanisme du tâtonnement walrasien

Avertissons tout de suite que nous n'employons pas le mot " mécanisme ", dans le même sens que Walras. Walras utilise ce mot dans les expressions suivantes : " le mécanisme de la concurrence " et " le mécanisme de l'enchère et du rabais ". Or, évidemment, dans ces 'mécanismes', ce que nous appelons les comportements, sont impliqués.

Dans son " économie pure ", Walras décrit ce qu'A.Berthoud a appelé une " machine d'échange ", programme apte à réaliser l'échange et la distribution justes.
Jusqu'aux leçons consacrées à la monnaie, qui sont en dehors de notre propos, Walras décrit une économie séquentielle, ce qu'il appelle un " marché périodique ". A intervalles réguliers, tous les individus se retrouvent pour participer à un échange généralisé, dont l' " équilibre général " est un résultat.
Walras décrit en fait deux mécanismes :
- Le tâtonnement bien connu, qui précède l'équilibre. C'est l'algorithme itératif que l'on a rappelé dans la section précédente. Il se répète jusqu'à ce que l'offre et la demande soient égales sur tous les marchés simultanément. C'est alors l' " équilibre général ".
- Les " livraisons réciproques de services et de produits ", qui suivent l'équilibre. Cette phase, beaucoup moins étudiée que le tâtonnement, y compris par Walras lui-même, est néanmoins tout aussi importante, car c'est à ce moment là que les échanges décidés sont réellement effectués.
Rappelons que le tâtonnement a été réécrit sous une forme rigoureuse par Samuelson puis par Arrow. Il est désormais représenté par une équation différentielle de modification des prix 'en continu' en fonction des demandes nette. Pour un produit i :
(c'est à dire : la variation du prix du bien i dépend de la différence entre la demande de i et l'offre de i, sachant que l'une et l'autre dépendent des prix de tous les biens).
On veut simplement montrer ici que le tâtonnement (et les livraisons réciproques) décrivent un mécanisme, et que l'on peut donc l'étudier isolément des intentions des individus.

Le mécanisme de la production : Walras contre Kautsky
La comparaison entre les conceptions de Walras et de Karl Kautsky à propos de l'organisation de la production nous semble particulièrement éclairante, parce qu'elle montre le caractère mécanique du tâtonnement de Walras.
En juillet 1886, Karl Kautsky, dirigeant de l'internationale socialiste et successeur de Marx à ce poste, publie dans la 'Revue socialiste', un article présentant " La répartition des produits du travail dans l'Etat socialiste ". Cet article propose une organisation collectiviste de la production et ébauche les mécanismes économiques à mettre en place à cet effet.
En 1896, toujours dans " La revue socialiste ", Walras publie sa " théorie de la propriété ". Or cette 'théorie' ne comprend pas seulement les pages bien connues sur le troc jevonien et le troc gossenien, mais également une dizaine de pages consacrées à la réfutation du " collectivisme marxiste ". L'article de Kautsky est mentionné seulement en note, mais ces pages nous semblent en fait la réponse de Walras à Kautsky. On va d'ailleurs voir que Walras y reprend dans son langage, et pour les critiquer, les propositions de Kautsky.
Walras est prêt à discuter avec les socialistes. En effet,
" Le socialisme… doit se distinguer de l'économisme surtout en ceci qu'il saura l'économie politique, et doit expliquer pourquoi et comment tel ou tel principe amènera et maintiendra l'équilibre de l'offre et de la demande des services et des produits "(ESp201).
Mais la science socialiste peut être pratiquée avec plus ou moins de clairvoyance. Et le collectivisme " de Marx " (de Kautsky) nous a donné comme devant bien marcher, un système qui ne marchera pas du tout "(p201). C'est ce que Walras démontre, dans ce qui nous semble être sa 'réponse'.

Le mécanisme proposé par Kautsky
L'idéal de Kautsky
Comme Walras, Kautsky veut en finir avec les formules floues et faire de la science.
" Tandis que les utopistes … croient faire le bonheur de l'humanité par le seul changement du mode de répartition, le nouveau socialisme, par contre, reconnaît que ce n'est pas seulement le mode de répartition, mais aussi le mode de production lui-même, qui doit être pris en considération dans la vie sociale "(Kautsky 1886p594). " Il est juste de dire que, dans l'Etat socialiste, le travailleur recevra le produit de son travail. [Cependant] le mode de répartition des produits du travail, n'est pas encore fixé par là ".
Tout en affirmant après Marx, que la société socialiste doit " fatalement naître du mode de production capitaliste ", Kautsky propose néanmoins un plan volontariste d'organisation de la production.
Le mécanisme proposé par Kautsky
Il s'agit tout d'abord, d'organiser chaque branche en une " corporation "
" Cette concentration de tous les travailleurs de la même branche d'industrie, embrasserait tous les établissements correspondants qui se trouvent dans le pays pour l'exploitation de cette branche " (p601)
Une fois que les travailleurs seraient ainsi organisés par branche ;
" L'Etat fixerait alors au moyen d'un relevé statistique les besoins de la population, et communiquerait ces renseignements à la corporation. Celle ci calculerait d'après cela, combien il faudrait de temps de travail, et combien de travailleurs ce temps nécessiterait. L'Etat fixerait alors un salaire moyen qui serait le même pour toutes les branches d'industrie en s'appuyant sur la quantité des produits du travail nécessaires pour le nombre des consommateurs d'après les ressources d'existence et de jouissance qui reviennent en moyenne à chaque citoyen "(p601).
Cette économie socialiste n'est pas figée, et Kautsky prend tout à fait en compte, ce qu'un économiste appellerait les variations de la demande de biens :
" Il ne sera pas difficile d'établir, par le relevé statistique, d'un côté les besoins de consommation, et de l'autre le nombre de travailleurs nécessaires pour satisfaire ces besoins. On s'apercevra que dans une branche, il y a trop, et dans une autre, trop peu de travailleurs. Le problème consistera donc à prendre un certain nombre de travailleurs de la première, pour les reporter sur la seconde. "(p599)
Implicitement, les travailleurs sont payés par des bons libellés en heures de travail, et chacun formule une demande sous contrainte budgétaire (en bons). La terre et les capitaux appartiennent à l'Etat, et la valeur des marchandises correspond toujours à leur coût de production en travail. Par exemple, si un travailleur fabrique, dans un atelier d'Etat, 5 tabourets en 10 heures, et qu'il est payé par 10 bons, chaque tabouret vaudra 2 bons . De ce fait, la valeur de l'offre (en bons) est toujours égale à la valeur de la demande (en bons).
La question que pose Kautsky est : que se passe t'il quand la demande des consommateurs varie ? Il serait injuste de changer les salaires relatifs pour inciter les travailleurs à passer d'une branche à l'autre. Les salaires doivent être fixés en raison inverse de leur pénibilité, les travaux les plus pénibles méritant les meilleurs salaires, et les variations de la demande ne sauraient remettre cette règle en cause. Ce sont donc les " corporations ", successeurs des syndicats de branche, qui indiqueront aux travailleurs qu'ils doivent modifier leur production.

La réponse de Walras

Voici maintenant ce qu'écrit Walras dans son article :
" … il me paraît intéressant de faire voir les difficultés d'application, et, pour tout dire, les impossibilités pratiques auxquelles, par suite de son point de départ, vient se heurter le collectivisme marxiste " (Esp196)
Ce n'est pas que Walras songe à réfuter le collectivisme en lui-même.
" … Le marxisme met toutes les entreprises aux mains de l'Etat. Ainsi, son organisation de la production est subordonnée à son organisation de la répartition. …. Je n'objecterai rien sur ce point, parce que j'estime moi aussi, que s'il y avait antinomie entre l'intérêt et la justice, celle ci devrait passer en premier " Et l'année d'après, Walras déclare dans son " économie appliquée " : " Le collectivisme de la production est matériellement possible, et n'aurait en lui-même rien de contraire, ni à la liberté, ni à l'égalité, ni à l'ordre, ni à la justice ; il n'y a là qu'une simple question d'utilité sociale "(EAp251)
Mais pour Walras, ce collectivisme là ne marche pas.


La reformulation du mécanisme
Pour Walras, le " collectivisme marxiste " " repose tout entier sur une double affirmation d'économie politique pure ". C'est donc bien d'économie pure qu'il s'agit, et les " deux erreurs " vont invalider le raisonnement de Kautsky.
Walras, après quelques paragraphes de réfutation de " la doctrine de Marx ", en vient au problème. Il commence par retraduire dans son langage, les propositions de Kautsky :



Après une présentation mathématique, Walras passe ensuite à une forme littéraire pour bien faire comprendre aux lecteurs de la " revue socialiste " ou se situe le problème:
" Il ne suffit évidemment pas qu'après avoir distribué pour 100 millions de bons […] on mette en vente 100 millions de produits mais […] il faut aussi qu'on ne se trouve pas avec 10 millions de produits en face d'une demande de 1 million, pendant qu'on se trouvera avec 1 million d'un autre produit, en face d'une demande de 10 millions.
Je suppose l'Etat marxiste parfaitement renseigné au moyen d'une comptabilité détaillée et de rapports journaliers sur les quantités de produits qu'il a en magasins[…] et sachant quels sont ceux des produits […] pour lesquels l'offre est [ …] inférieure à la demande, et ceux pour lesquelles l'offre est […] supérieure à la demande ; n'ayant plus en conséquence qu'à opérer un détournement des services producteurs, de la fabrication des uns vers les autres. "
Jusqu'ici, Walras n'a rien fait d'autre que de préciser ce qu'a écrit Kautsky. Mais on devine déjà que ses critiques vont porter sur l'impossibilité de changer les quantités sans changer les prix (ajustement à prix fixes).
On peut distinguer trois cas. Dans un premier cas, trivial, Walras est au fond d'accord avec Kautsky mais dans les deux autres, il démontre les erreurs logiques de ce dernier.

Premier cas : les services producteurs sont déplaçables à court terme
A ce sujet, Walras ironise
" Il n'y a qu'à reporter en (B) ce qu'il y a de trop en (A) et à reprendre en (D) ce qui manque en (C), c'est à dire à modifier les offres… pour les égaler aux demandes… L'économie pure est ainsi très simplifiée "…
Cependant, comme on le verra, c'est un mécanisme très proche que propose Walras dans son économie appliquée. Dans ce cas précis, il n'a en fait rien à opposer au mécanisme proposé par Kautsky.

Second cas : les services producteurs ne sont pas déplaçables à court terme
La critique de Walras est très simple dans son principe
" Pour amener l'égalité de l'offre et de la demande de produits, il y a deux moyens : agir sur l'offre en dirigeant la production dans un sens ou dans l'autre, et agir sur la demande. Le collectivisme marxiste se réduit à la première ressource ". " l'Etat seul entrepreneur peut … agir dans une certaine mesure sur les quantités de capitaux artificiels en construisant telles ou telles espèces de capitaux neufs nécessaires aux industries à développer…. On peut détourner les jeunes travailleurs de l'apprentissage de la bâtisse et de l'horlogerie, vers celui de la confection et des chaussures [même si] sous le régime de la détermination des prix en numéraire travail, l'Etat qui ne change point les salaires, devra user d'une certaine contrainte "(p199).
On pourrait ajouter pour défendre Kautsky, que, toujours en 'usant d'une certaine contrainte', l'Etat peut faire effectuer des heures supplémentaires dans certaines branches, et imposer un chômage technique partiel dans d'autres. Mais à court terme, les transactions devront nécessairement s'effectuer en déséquilibre : " le prix doit rester invariable, et la quantité fabriquée doit être jetée au rebut en cas d'insuffisance [de la demande] "(Esp200)
C'est pourquoi Walras déclare
" Si, comme cela a lieu dans la réalité, les divers produits (A), (B), (C), (D) […] résultent de la combinaison d'un nombre indéfini de services producteurs fonciers, personnels et mobiliers d'espèces diverses non absolument substituables les uns aux autres… la hausse de[s] prix [de ces produits] , en cas d'excédent de la demande sur l'offre ou leur baisse en cas d'excédent de l'offre sur la demande, devient le ressort essentiel de l'établissement de l'équilibre économique et de la distribution des produits "(p202)
Troisième cas : la quantité des produits ne peut être augmentée
" Au prix de revient du Château-Lafitte en travail, mettons une heure de travail simple, on demande 1 million de bouteilles dans le pays ; le vignoble peut en fournir 20.000 bouteilles. Qui boira le Château-Lafitte ?
Personne. Je fais au marxisme l'honneur de croire qu'il n'aura pas recours pour distribuer le Château-Lafitte, à l'arbitraire (le gouvernement et ses amis buvant le Château-Lafitte), ni au hasard (le Château-Lafitte se tirant à la loterie). Reste alors une seule solution : on ne fabriquera plus de Château-Lafitte… on plantera des pommiers et du houblon dans le vignoble du Château-Lafitte, dans celui du Château-Margaux, dans tout le Médoc, en Bourgogne, en Champagne… "(p199)
A la suite de ses critiques à Kautsky, Walras résume en trois pages sa théorie de la production pour montrer qu'un ajustement par les prix est nécessaire pour parvenir à l'équilibre de la production. C'est de ce processus d'ajustement que l'on va parler maintenant.
Le mécanisme de la production
On va maintenant présenter une (très partielle) lecture socialiste de la " théorie de la production " de Walras. Notre but n'est pas de montrer que Walras était socialiste : il ne l'était pas. Notre but est de montrer que sa théorie est mécaniste et qu'elle n'est donc pas intrinsèquement liée aux institutions liées à la libre entreprise, à la concurrence, à la recherche de profit… en un mot, aux comportements économiques.
Le cadre
Rappelons le déroulement des évènements dans la " théorie de la production " de Walras.
- Dans une première phase, le " tâtonnement ", les prix sont 'criés' par une instance qui reste dans l'ombre, et qui sera appelé après Walras le " commissaire-priseur ". A ces prix criés, les consommateurs 'price takers' demandent des produits de consommation et offrent des moyens de production (notamment du travail). De même, les entrepreneurs offrent des produits de consommation, et demandent des moyens de production.
Si, à ces prix, les quantités offertes ne sont pas égales aux quantités demandées, d'autres prix sont 'criés' ; et ce, jusqu'à ce que l'équilibre soit atteint.
- Dans une seconde phase, les " livraisons réciproques de services et de produits ", les marchandises effectivement demandées et offertes à l'équilibre, sont effectivement fabriquées et 'livrées' aux consommateurs (et aux producteurs, en ce qui concerne les moyens de production).
Les acteurs : l'offre de travail
Walras répète à plusieurs reprises qu'il est individualiste. Mais comme les collectivistes, il est sensible à l'idée d'une juste rémunération du travail. Et puisque le système de salaires fixes est inapplicable, il propose à la place, de fixer la quantité offerte :
[On peut se demander] "[ …] si les travailleurs n'ont pas le droit de réduire leurs journées pour élever le montant de leurs salaires "(EAp426) " Les travailleurs sont parfaitement inspirés quand ils se montrent hostiles à la concurrence des femmes et des enfants… en même temps, les travailleurs ne doivent pas offrir le travail en trop grande quantité (p259) " Le travailleur ne peut travailler vingt-quatre heures par jour. La fixation d'un maximum s'impose. Et dès lors, quoi de plus naturel que de le confier à l'Etat[…] Mais va-t-on dire, en réduisant la journée, et par suite, la quantité de travail, on réduira le montant des salaires ! Pas nécessairement : les travailleurs vendant moins d'heures à un prix plus élevé, recevront[…] à peu près autant[ …] quant à nous, consommateurs non travailleurs ou travailleurs non salariés, nous paierons nos chemises 50 centimes ou 1F de plus "(EApp253-4)
Ce que propose Walras, c'est donc que les syndicats ou l'Etat fixent la quantité de travail offerte. Si la demande de travail est suffisamment inélastique, le revenu des travailleurs pourra rester inchangé, voir croître, ce qui est conforme à la justice (puisque les travailleurs ont le droit de se coaliser) et à l'intérêt (puisque l'équilibre est atteint). Ce mécanisme n'est pas individualiste ; il est même moins individualiste que celui de Kautsky puisque les offreurs de travail ne sont plus les travailleurs individuels, mais les travailleurs assemblés. Or ces offreurs institutionnels sont tout à fait compatibles avec la " théorie de la production ". Celle ci n'est donc pas une théorie du comportement individuel.
Le tâtonnement
On sait que Hayek assimile la " solution théorique " de Walras (le calcul de l'équilibre) au socialisme, et sa " solution pratique " (le tâtonnement) au capitalisme. On sait que Oscar Lange, au contraire, a présenté une forme socialiste du tâtonnement. Il nous semble que certains indices suggèrent que, pour Walras, le mécanisme du tâtonnement est indépendant de la question politique, et donc qu'un Etat socialiste adoptant son système, évidemment, organiserait un tâtonnement.
On a vu que, dans l' " échange de deux marchandises entre elles ", Walras imaginait que les échangistes confiaient à des amis ou à des courtiers leurs fonctions d'offre ou de demande.
Cette fiction disparaît lors de la section suivante des " Eléments " : " la théorie de l'échange de plusieurs marchandises entre elles ". Il nous semble que c'est parce que le consommateur 'réel' ne peut pas avoir en mémoire ni dresser au préalable, la liste de toutes ses offres et de toutes ses demandes, pour chacun des 'vecteurs' de prix possibles. La solution du calculateur dépasse avant tout la capacité de traitement de l'information des consommateurs eux-mêmes. Elle ne peut donc être qu'une fiction, dans un Etat socialiste, comme dans une économie de libre entreprise. Le tâtonnement s'impose avec une égale nécessité dans les deux régimes politiques. Il permet au consommateur de 'découvrir' peu à peu ses préférences à mesure que les prix criés varient.
Il y a plus : Comme l'a montré A.Rebeyrol, le tâtonnement de Walras pourrait être considérablement simplifié, si Walras ne cherchait pas à " mimer le marché " :
" Supposons que le crieur soit capable de calculer les prix de revient (disons que les entrepreneurs l'ont informé de leurs techniques de production à coefficients fixes), et admettons qu'il crie au hasard l'un quelconque des vecteurs de prix des services tel que le prix de revient du bien (A) choisi comme numéraire, soit égal à son prix de vente, c'est à dire 1 par définition. Admettons de même qu'il calcule les prix de revient aux prix des services qu'il vient de crier, de tous les autres biens de consommation et qu'il annonce ces prix de revient comme prix de vente. Les agents déclareraient alors leurs demandes de biens de consommation, que le crieur agrégerait. Il réputerait alors ces quantités, quantités offertes, c'est-à-dire qu'il les annoncerait aux entrepreneurs qui seraient d'accord pour les offrir, puisque l'équilibre de la production étant réalisé, ils seraient indifférents aux quantités offertes. On voit que cette procédure amènerait directement au résultat de la première étape [qui voit l'égalité des offres et des demandes de produits aux prix de revient] sans aucun tâtonnement "(Rebeyrol 1999p136).
La conclusion que nous tirons de ce raisonnement, c'est que le tâtonnement est, en théorie, bien plus simple dans une économie socialiste que dans une économie de libre-entreprise. En effet, chaque directeur d'usine pourrait calculer son prix de revient et en informer le " commissaire-priseur ", pour appliquer le mécanisme proposé. Si Walras " mime le marché ", c'est parce qu'il veut " au point de vue de la science " rester neutre vis à vis de ces deux régimes politiques. : il veut décrire un tâtonnement qui peut, en théorie, être appliqué aussi bien par un " Etat seul entrepreneur " que par des entrepreneurs privés en concurrence.
les livraisons réciproques
" Après les tâtonnements préliminaires faits sur bons, l'équilibre une fois établi en principe, la livraison des services commencera immédiatement, et continuera d'une façon déterminée pendant la période de temps considérée… la livraison des produits commencera de même immédiatement, et continuera de façon déterminée pendant la même période "(EPp441).
Ce mécanisme pourrait décrire une économie planifiée : A l'équilibre, chaque ménage s'est engagé à fournir telles et telles quantités de services, et à acheter telles et telles quantités de produits. De même, chaque producteur s'est engagé à fournir telles quantités de produits pour une période fixée à l'avance, par exemple 1 an pour reprendre l'idée du " marché périodique annuel " des premières pages de la 35eme leçon.
Le problème de la double coïncidence des besoins ne se pose pas dans une économie centralisée (et dans la théorie moderne de l'équilibre général) si on suppose qu'il existe une " chambre de compensation " qui permet un troc généralisé. Pour une économie d'échange, M.De Vroey illustre cette idée par " un magasin central où tous les offreurs vont porter leurs marchandises ; ou l'organisation directe par le commissaire-priseur des relations d'échange " (De Vroey 1998p207)
Dans une économie avec production, un Etat socialiste peut en théorie, tout aussi bien qu'une entreprise de vente par correspondance capitaliste, indiquer à chaque consommateur, dans quel lieu il peut retirer les articles qu'il a commandés.

Les remarques de Pareto
On sait que Pareto a été le successeur de Walras à l'université de Lausanne. Tout en développant ses propres travaux sur l'optimum économique et sur la théorie du consommateur, Pareto a repris à son compte, " l'économie pure de Walras ". Pareto était résolument antisocialiste pour des raisons morales (on reviendra sur ce point), mais pensait que si un Etat pouvait être à la fois socialiste et paretien, c'est lui qui mettrait le mieux en œuvre les mécanismes de l'économie pure :
" Théoriquement, rien n'empêche de supposer qu'avec la libre concurrence, on suit, par exemple, la ligne des transformations complètes [l'égalité des prix et des coûts moyens] mais pratiquement, cela peut être plus difficile avec la concurrence qu'avec la production collective "(p363, mots soulignés par nous)
" Considérons une société collectiviste qui ait pour but de procurer à ses membres le maximum d'ophélimité [l'optimum paretien]"p362. La production serait confiée à un " ministère de la production ". Dés lors " L'Etat collectiviste, mieux que la libre concurrence, semble pouvoir porter le point d'équilibre sur la ligne des transformations complètes. En effet, il est difficile qu'une société privée suive exactement dans ses ventes, la ligne des transformations complètes. Elle devrait pour cela se faire payer par ses clients d'abord les dépenses générales, et ensuite, leur vendre les marchandises au prix de coût, les dépenses générales déduites. Sauf dans des cas praticuliers, on ne voit pas comment ceci pourrait avoir lieu . L'Etat socialiste au contraire, peut mettre comme impôt sur les consommateurs de ses marchandises, les dépenses générales de cette marchandise, et ensuite les céder à prix coûtant "(p364).
La neutralité politique du tâtonnement
Voici ce qu'écrit Walras vers la fin de son article de la " revue socialiste " :
" Dans le système de Marx [Walras écrit toujours Marx pour Kautsky] l'Etat seul unique producteur peut savoir (s'il le peut réellement) dans quelles branches de production il doit retirer, et vers quelles branches de production il doit acheminer le travail. Alors le collectivisme industriel est nécessaire.
Mais dans le système de la demande à l'enchère et de l'offre au rabais des produits sur le marché des produits et des services sur le marché des services… l'Etat entrepreneur collectif, aussi bien que les entrepreneurs individuels, peut, en principe, se détourner des branches dans lesquelles le prix de revient… excède le prix de vente, pour se tourner vers celles dans lesquelles le prix de vente excède le prix de revient. "(ESP206)
Le mécanisme d'ajustement proposé par Walras, n'est donc pas seulement un mécanisme qui marche, opposé à un mécanisme qui ne marche pas. C'est aussi un mécanisme politiquement neutre opposé à un mécanisme politiquement précontraint en faveur du socialisme pratique (que Walras appelle collectivisme) Si Walras complique son mécanisme pour mimer le marché, c'est parce qu'il veut construire une science pure, neutre par rapport à la morale politique. La politique ne doit apparaître qu'au moment d'appliquer le système.
Pareto reste sur cette ligne : après avoir exprimé l'idée qu'un Etat socialiste paretien (si un tel Etat était souhaitable) serait plus efficace en pratique, il écrit :" L'économie pure ne nous donne pas de critérium vraiment décisif pour choisir entre une organisation de la société basée sur la propriété privée et une organisation socialiste "(p364). Comme Walras, Pareto veut isoler la science pure " des personnes qui veulent faire croire qu'elles sont guidées par l'intérêt général "(p113) autrement dit, de la politique.

Le mécanisme de la capitalisation et le problème des livraisons de capitaux
Venons en maintenant à l'économie de capitalisation.
On a vu au chapitre précédent, que l'organisation de la capitalisation proposée par Walras avait un double but :
- déterminer l'équilibre général d'une économie où sont produits des biens de production, c'est à dire où il y a de l'investissement.
- faire régner le principe de responsabilité individuelle en matière de capitalisation.
Comment réaliser ces objectifs ? En appliquant le mécanisme proposé par Walras, dans sa " théorie de la capitalisation "

On se rappelle que chaque ménage qui souhaite épargner/investir, demande de la " marchandise E ", un titre de rente perpétuelle représentatif de la capitalisation de la période, dont le prix est crié par le " commissaire-priseur ".
A l'équilibre, la situation est la suivante :
- les ménages ont demandé de la marchandise E pour une certaine valeur
- les entrepreneurs spécialisés, ont produit des " capitaux neufs " d'" espèces " diverses, pour la même valeur.
Mais les entrepreneurs ont produit des capitaux que les ménages n'ont jamais demandés. Il n'existe pas d'équations de demande des capitaux neufs dans le système de Walras, et on a déjà vu que les prix 'de vente' des capitaux étaient en fait le nom donné par Walras aux formules p/i, p'/i… (les prix des services des capitaux divisés par le taux d'intérêt).
Le mécanisme de la capitalisation 'morale' n'est donc pas achevé une fois que l'équilibre est atteint. Au cours de la " période de livraisons réciproque de services et de produits " qui suit cet équilibre, les titres de " marchandise E " doivent être remplacés dans les mains des épargnants, par les capitaux neufs. Ceci afin que ces épargnants puissent recevoir, à partir de la période suivante, les dividendes de la location de ces capitaux, en lieu et place de la rente perpétuelle pour laquelle ils ont acheté les titres de marchandise E.
Malheureusement, dans la " théorie de la capitalisation " Walras devient muet sur cette phase des échanges, alors qu'il se pose manifestement un problème qui n'existait pas dans la " théorie de la production ".
Concrètement le problème est le suivant : il faut distribuer les capitaux entre les épargnants d'une manière qui en fasse l'équivalent des titres de rente demandés par les ménages, assurant ainsi le respect du principe de responsabilité. C'est à dire que si aujourd'hui, i a épargné deux fois plus que j, i doit désormais recevoir à chaque période un dividende double de celui de j.
Essayons d'imaginer des mécanismes permettant de parvenir à ce résultat.

Première solution : la loterie
On peut d'abord imaginer de tirer les capitaux au sort entre les ménages, à la seule condition que chacun reçoive des capitaux (n'importe lesquels) pour la valeur de son épargne.
Si les prix relatifs des capitaux et des " services " (la location des capitaux) sont constants dans le temps, alors le problème est réglé. Prenons un exemple naïf : à l'équilibre, un tracteur coûte 100 et se loue 5, et un camion coûte 200 et se loue 10. Si ces valeurs relatives sont destinées à rester stables jusqu'à la fin des temps, alors si i et j, deux capitalistes, ont demandé l'un et l'autre de la marchandise E pour une valeur de 200, on peut indifféremment livrer deux tracteurs à i et un camion à j ou au contraire, un camion à i et deux tracteurs à j. Chacun recevra désormais à chaque période un revenu égal à 5% de son investissement.
Mais évidemment, l'hypothèse de stabilité des prix relatifs des capitaux et des services est peu vraisemblable, et d'ailleurs, Walras ne l'émet jamais. Or, reprenons notre exemple naïf. Disons que i a reçu deux tracteurs et j un camion. Imaginons qu'à la période suivante, l'agriculture stagne alors que le secteur des transports prospère. Désormais, un tracteur se loue 3 et un camion se loue 12. Le résultat, c'est que i touchera seulement 6 (rentabilité : 3%), alors que j touchera 12 (rentabilité 6%). Il est manifeste que cette situation ne respecte pas le principe de responsabilité. La solution 'loterie' est donc à proscrire dans le cas général.

Seconde solution : le portefeuille représentatif

Par exemple, si les camions et les tracteurs valent le même prix, si on a produit 2 fois plus de camions que de tracteurs, chaque 'capitaliste' ayant épargné recevra 2 fois plus de camions que de tracteurs.
Néanmoins, cette procédure se heurte à une difficulté : i et j ne savent pas combien de tracteurs et de camions ont été fabriqués à l'équilibre. Rappelons en effet que le " commissaire-priseur " ne " crie ", à l'attention des ménages, que les prix des biens et non les quantités. i et j ne savent donc pas combien de tracteurs et combien de camion ont été livrés. Ils ne peuvent donc pas eux-mêmes répartir leurs achats entre les tracteurs et les camions pour se constituer un assortiment représentatif de la capitalisation de la période.

Troisième solution : la SICAV socialiste
On ne peut donc pas concevoir que les individus se fassent effectivement livrer les capitaux neufs produit pendant la période. Cependant, la marchandise E doit rester un titre qui représente l'ensemble de la capitalisation de la période.
La manière la plus simple d'imaginer la période de livraisons des capitaux qui doit nécessairement suivre l'équilibre de la capitalisation est donc de se représenter un Etat socialiste qui se rend propriétaire de l'ensemble des capitaux produits pendant la période (dans notre exemple, de tous les tracteurs et de tous les camions), qui les loue à chaque période au nom des ménages ayant demandé de la " marchandise E ", et qui distribue les revenus qu'il tire de la location de ces capitaux, aux ménages en proportion de leur épargne.
De cette manière, le principe de responsabilité sera respecté, puisque, si i a épargné quatre fois plus que j, il recevra à chaque période quatre fois plus que j. La marchandise E reste, comme pendant le tâtonnement, le droit à recevoir à chaque période, un revenu proportionnel à son épargne, et ne devient pas un titre de propriété sur certains capitaux en particulier. Elle reste semblable à la rente d'Etat qui lui sert de modèle.
Mais évidemment, cette organisation est à la fois collectiviste et socialiste. Seul un Etat, unique propriétaire des capitaux, et travaillant directement pour le bien public (ici, le principe de responsabilité), peut se faire livrer l'ensemble des biens de production produits dans la période, émettre des titres de " marchandise E " représentatifs de l'ensemble de ces capitaux, les louer aux entrepreneurs, et reverser les dividendes (les " profits " dans le langage de Walras) aux ménages porteurs de E à proportion de leur épargne. Et ceci sans espoir d'un bénéfice d'aucune sorte.
En effet, au moment des " livraisons réciproques ", la distribution des marchandises a déjà été déterminée. Aucun agent ne peut donc plus intervenir dans le but d'augmenter son utilité par rapport aux biens échangés (à moins d'être un opportuniste qui tenterait de se faire livrer plus que son dû). Les personnages qui agissent à ce moment ne peuvent donc trouver que des récompenses symboliques.
Il nous semble que, si Walras n'a pas parlé de la livraison des capitaux dans sa théorie, c'est pour éviter d'enfermer son mécanisme dans une solution qui, en pratique, ne pourrait voir le jour que dans un régime socialiste. En matière de capitalisation, comme en matière de production, il souhaite ne décrire que des mécanismes politiquement neutres, qui pourront, dans l'économie appliquée, être implémentés par des agents soucieux de leur propre intérêt.

S3 : Les mécanismes dans l'après guerre et l'esprit ingénieur

L'immédiat après guerre a sans doute connu le zénith des mécanismes économiques. Non seulement cette période voit la reprise de la théorie de l'équilibre général, mais elle voit l'apparition (puis la disparition) de mécanismes sans comportements. Certains économistes se font alors les 'ingénieurs' de l'économie et recherchent les 'processus de fabrication' de la prospérité.
Econométrie contre comportements
Jusqu'ici, on a toujours considéré les mécanismes économiques, comme un élément d'un récit économique. Mais cet élément peut être 'sorti' de la narration et être utilisé dans un autre raisonnement.
Rappelons une nouvelle fois l'enchaînement des deux éléments centraux du récit 'à l'endroit' :

Par exemple, si les relevés de la comptabilité nationale ont permis d'établir une corrélation négative entre le revenu des agents et leur propension à consommer, des données statistiques sur le revenu national permettent d'en déduire la consommation des agents et donc, par exemple, la valeur des importations.
L'étude économiste des comportements, a été remplacée momentanément par l'observation statistique. A cette époque, pour déterminer des fonctions d'offre et de demande par exemple, on ne se demande plus comment dériver ces fonctions de choix d'individus qui ne pensent qu'à leur propre intérêt, mais comment les dériver des observations fournies par la comptabilité nationale en voie de constitution. La " courbe de Phillips " dont la légitimité reposait sur l'observation statistique et non sur les comportements rationnels des agents, est la caricature de ce qui a parfois été appelé l' " économie sans théorie " et qui était en fait plutôt, à nos yeux, une économie sans comportements.
Le remplacement de l'étude des comportements par la recherche des estimateurs statistiques, n'a pas seulement été un (provisoire) bouleversement méthodologique : elle a également été un (provisoire) bouleversement politique, car elle a (provisoirement) sorti l'étude des mécanismes économiques, de l'alternative : économisme/socialisme. En effet, il devient tout à fait indifférent de savoir, si l'offre d'un produit en monopole par exemple, est le résultat de la cupidité du monopoleur privé ou du zèle de l'administrateur, puisque cette discussion est remplacée par les discussions techniques, par exemple sur le problème de l'identification . C'est ce désintérêt pour la politique, et cet intérêt exclusif pour les mécanismes et la statistique que nous appelons l' " esprit ingénieur ".
Ceci ne veut pas dire que le mode de pensée de l'ingénieur/économiste ne laisse aucune place à l'Etat. L'ingénieur reste au service de l'Etat, mais il devient un serviteur neutre. Il dit à l'Etat, représentant de la collectivité : Si vous choisissez (si la collectivité choisit) telle ou telle action, vous obtiendrez tel ou tel résultat. De ce fait, certains mécanismes de cette époque peuvent être représentés comme des robinsonnades dans lesquelles Robinson ignore quels sera le résultat de ses propres actions, et doit se les faire expliquer par l'ingénieur/économiste.

On va traiter de cette manière, à titre d'illustration, un des modèles les plus représentatifs de cette époque, dans sa version la plus simple : Le modèle de croissance de Solow.

le modèle de croissance 'néoclassique' de Solow (1956)


On peut constater que le récit ne comporte pas d'étude du comportement. On sait ce que Robinson va faire, (et Robinson le sait aussi), mais on ne sait pas pourquoi il le fait (même si Robinson, lui, le sait). Par exemple, on ne sait pas pourquoi il a décidé de travailler autant chaque année, ni comment il a choisi son taux d'épargne. Le récit partiel ne parle en effet que des conséquences des actions. L'auteur révèle au lecteur, et éventuellement à l'unique personnage, quelles seront les conséquences de ses propres actions.
L'auteur révèle que Robinson ne produira jamais plus que K*, et que, en conséquence, il ne consommera jamais plus que C* = Q* K*
L'économiste qui ne fait que révéler un mécanisme, se met dans la position d'un technicien. Par exemple, on peut l'imaginer arrivant sur l'île de Robinson avec ses graphiques sous le bras, pour l'informer : " Regardez, si vous mangez la moitié de votre récolte, vous n'obtiendrez pas plus de tant. Je vais vous montrer quelle proportion vous devez épargner si vous voulez consommer le plus possible à long terme (règle d'or)". Robinson peut alors réviser ses choix s'il le souhaite, mais ce n'est pas le problème du technicien.
Le mécanisme reste le même, que Robinson soit seul, que plusieurs marins naufragés s'organisent en entrepreneurs rivaux ou en coopérative unique, que les uns réduisent les autres en esclavage ou que l'un se déclare le roi de l'île et l'unique propriétaire terrien. Mais dans chacun des cas, le souverain ignore les conséquences de ses actions et de celles de ses concurrents/camarades/esclaves/sujets. C'est l'économiste qui le lui apprend.

S4 : L'abandon de la recherche des mécanismes

Après avoir connu son zénith dans l'après guerre, la recherche de nouveaux mécanismes économiques nous semble avoir été abandonnée alors que l'économétrie progressait en modélisant les comportements.
Ceci ne veut absolument pas dire que les mécanismes auparavant mis au jour ne continuent pas à être utilisés dans les récits des économistes ; et les mécanismes walrasiens et keynésiens continuent à être utilisés dans de nombreux modèles. Ceci signifie que la découverte de mécanismes nouveaux ne fait plus partie du programme de recherche des économistes.
La raison de cette désaffection nous semble être principalement politique. Les auteurs libéraux et économistes sont en effet parvenus à re politiser le débat, remettant au premier plan la question des motivations des individus. Ces auteurs sont parvenus à rétablir les décisions d'agents soucieux de leur propre intérêt comme complément légitime des mécanismes, contre l'observation statistique. C'est le sens que nous donnons en particulier à la " recherche des fondements microéconomiques de la macroéconomie ".
Pendant la période des statisticiens/ingénieurs, en effet, une fonction d'offre ou de demande légitime est une fonction observée.
Avant, et après, une fonction d'offre ou de demande légitime, est une fonction dérivée des préférences d'agents 'rationnels' que celle ci corresponde à l'observation ou pas.
Les débats autour de la " Courbe de Phillips " nous semblent exemplaires de cette restauration de l' " homo-oeconomicus ".
On sait comment Milton Friedman a " expliqué " l'évolution de la courbe de Phillips, par les anticipations des agents. On sait que les hypothèses de Friedman sont assez particulières, puisque les travailleurs sont censés avoir des anticipations statiques et être sujets à l'illusion monétaire, alors que ce n'est pas le cas des entreprises. Mais ce qui est important, c'est que la courbe de Phillips est reconstruite à partir des préférences d'agents économiques, même si leurs anticipations peuvent paraître " ad-hoc ".
L'étape suivante est celle de la présentation de la courbe par les " nouveaux classiques ". Comme on le sait, les travailleurs ne souffrent plus d'illusion monétaire ni d'anticipations statiques, et la courbe de Phillips devient verticale. Or la courbe de Phillips (observée) n'a jamais été verticale (sauf entre 1972 et 1974), même si il est vrai qu'elle n'avait plus la forme attendue par les statisticiens Mais la légitimité des comportements économiques est redevenue tellement forte que l'écart entre le modèle et l'observation statistique ne remet pas le raisonnement en cause.
Cette restauration de l' " homo-oeconomicus " - et du projet économiste - va peu à peu saper la légitimité de l'étude des mécanismes elle-même. Deux notions, en particulier, qui se répandent dans les années 1960-1970, s'additionnent pour faire prévaloir l'idée que l'économiste n'a rien à découvrir que les agents ne sachent déjà : les effets externes et les anticipations rationnelles.

Mécanismes et effets externes
Dans l'économie de Robinson, il y un mécanisme à expliquer, parce que Robinson ne connaît pas les conséquences pour lui-même de ses propres actions.
Mais dans une économie à plusieurs agents, ce qui peut nécessiter le dévoilement du mécanisme par l'économiste, c'est l'ignorance par ces agents, des conséquences croisées de leurs actions :
- chaque agent ignore les conséquences de ses actions sur les autres : ceci n'a rien d'étonnant puisque dans le récit économique, chacun ne songe qu'à son propre intérêt.
- chaque agent (et l'Etat) ignore les conséquences pour lui-même, des actions des autres. C'est sur cette idée que repose l'étude des mécanismes.

En fait, un mécanisme économique n'est rien d'autre qu'un effet externe dont les agents sont inconscients.
Prenons en exemple le mécanisme du multiplicateur keynésien. Dans le raisonnement keynésien, le revenu national a pour origine une dépense originelle d'investissement effectuée par les entreprises et par l'Etat (I). Cette dépense va se traduire par un revenu pour les ménages. Par exemple, si une entreprise dépense 1000€ dans l'achat d'une nouvelle machine, ces 1000€ seront tôt ou tard versés aux salariés et aux actionnaire de l'entreprise qui a produit cette machine.
Si les ménages (les salariés et les actionnaires) gardent ce revenu initial par devers eux, c'est à dire si leur taux d'épargne (s) est égal à 1, le revenu national sera réduit à la dépense initiale d'investissement (Y = I).

Pour illustrer cet effet externe, on peut transposer le mécanisme du multiplicateur dans la nature. Imaginons un pays desséché dans lequel la saison des pluies est brève. Imaginons un village dans ce pays. Chaque année, l'eau tombe du ciel (I). Cette eau est précieuse et chaque villageois est tenté de la stocker en prévision des jours difficiles (s). Mais chaque villageois peut aussi l'utiliser pour irriguer ses cultures (c). Or il se trouve que la terre de ce pays est poreuse : l'eau qu' un villageois apporte à ses cultures se retrouve dans la nappe phréatique et finit par faire arriver de l'eau dans les puits de ses voisins, leur procurant ainsi un 'revenu' supplémentaire en eau.
Alors de deux choses l'une :
Soit les villageois ignorent la géologie : ils ne savent pas que c'est l'eau d'irrigation des uns qui remplit les puits des autres en alimentant la nappe phréatique. Ils ne savent donc pas qu'en stockant l'eau qui tombe du ciel, ils en privent par là même leurs voisins. Le premier problème qui se pose est un problème d'ingénieur : il s'agit d'expliquer comment les puits sont remplis et de découvrir que c'est grâce à l'irrigation par l'intermédiaire de la nappe phréatique.
Soit les villageois savent très bien que c'est chacun qui en irriguant son champ, remplit indirectement les puits de tous. Le seul problème qui se pose est un problème de psychologue social : comment encourager le 'bon' comportement (la consommation) et comment décourager le 'mauvais' comportement (l'épargne). Dans notre histoire d'irrigation, il semble opportun de prélever une taxe pigouvienne sur ceux qui stockent leur eau (épargnent) au détriment de la collectivité.
Dans la société développée et monétarisée, les mêmes maux appelant les mêmes remèdes, il serait judicieux de prélever, disons, une " taxe keynésienne " sur les producteurs d'épargne. Plus exactement, il faudrait faire supporter aux épargnants le coût collectif de leur action en faisant payer à chaque épargnant une taxe égale à la diminution du revenu national que cette épargne occasionne. En supposant que l'utilité marginale de l'épargne est décroissante, chaque épargnant épargnerait alors jusqu'au point où son utilité marginale est égale à la désutilité marginale sociale, et l' " émission d'épargne " serait alors optimale. Une telle taxe pourrait remplacer la " politique budgétaire " de l'Etat.

Pour préciser ce qu'ajoute la révélation de l'effet externe par le mécanisme, prenons un exemple chiffré.


Mais les agents qui ignorent le mécanisme du multiplicateur, pensent que leur volonté (éventuelle) d'augmenter leur taux d'épargne, ne se fera pas au détriment des revenus. Ils se trompent sur les valeurs de la matrice des paiements objectifs. Ils croient ceci :


En découvrant le mécanisme, l'ingénieur/économiste révèle donc les effets externes cachés des actions des agents et donc la vraie matrice des gains pour chacune des actions possibles.
Le mécanisme aboutit donc à la découverte d'un effet externe. Les économistes 'comportementalistes' qui s'intéressent aux réactions des agents face aux effets externes, supposent implicitement que les mécanismes qui aboutissent à ces effets externes sont connus de ces agents. Etudier les effets externes, c'est donc implicitement clore la recherche de mécanismes en supposant que tous les mécanismes ont déjà été découverts et pris en compte par chaque agent dans le choix de ses actions.

Mécanismes et anticipations rationnelles
Les agents qui forment des anticipations rationnelles connaissent par avance tous les prix d'équilibre dans tous les états de la nature possibles. Cette idée ne peut que décourager la recherche de nouveaux mécanismes économiques et l'étude de ceux qui sont déjà connus.
Comment, en effet, une telle connaissance par avance peut-elle être possible ? Contrairement aux anticipations adaptatives, les anticipations rationnelles sont formées sans aucun égard pour les prix passés. De ce fait, on peut imaginer (et on réalise effectivement) des modèles à anticipations rationnelles ou les agents connaissent tous les prix futurs dés la première période. Dans ces conditions, le seul outil possible pour former ces anticipations, c'est la " solution théorique " de Walras, c'est à dire le calcul des prix et quantités d'équilibre à partir de la connaissance des fonctions d'offre et de demande. Tous les agents font donc le calcul qui serait fait par le 'superordinateur' d'un Etat socialiste qui calculerait les prix et les quantités d'équilibre en résolvant le système d'équations d'offre et de demande.
Cette puissance mentale permet de 'court circuiter' le mécanisme du tâtonnement en calculant immédiatement la solution simultanée des équations. De même, dans un modèle 'keynésien' à anticipations rationnelles, les agents pourraient 'court circuiter' le multiplicateur en calculant immédiatement le revenu national Y = I/s .
L'idée d'anticipations rationnelles implique donc l'idée que les individus connaissent parfaitement les résultats auxquels mènent les mécanismes économiques. Donc soit ceux ci sont déjà tous découverts, soit leur recherche est inutile.
D'une certaine manière, en utilisant les anticipations rationnelles dans un modèle représentant l'ensemble de l'économie, Robert Lucas déclare implicitement qu'à compter de ce jour (1972) l'exploration des mécanisme est soit entièrement achevée soit entièrement inutile.

Conclusion
En conclusion, nous voudrions revenir sur la gène modérée mais réelle qu'a pu représenter l'étude des mécanismes pour ce que l'on a défini comme le projet politique des économistes : faire réaliser le bien public par des individus qui ne s'en soucient pas.
S'il n'y avait aucun mécanisme à découvrir, le projet se résumerait à ceci :
- comment déterminer le bien public à partir d'individus qui s'y désintéressent ?
- comment inciter de tels individus à choisir les actions qui mènent à ce bien public (y compris et surtout en les laissant faire) ?
L'étude des mécanismes économiques pose une question qui, en quelque sorte, n'est 'pas au programme' : quelles sont les actions qui mènent au bien public ? Cette question, et les tentatives qui ont été faites pour y répondre, nous semblent à l'origine de ce que Hayek appelle le 'constructionnisme' ou le 'scientisme' des ingénieurs qui deviennent économistes. En effet, la compréhension des rouages de l'économie peut donner l'envie de les reconstruire, et conduit à l' " hybris " de mandater un Etat surpuissant pour accomplir lui-même les actions nécessaires plutôt que de laisser aux agents économiques le soin de le faire. D'ailleurs, les principaux mécanismes économiques ont donné naissance à une forme d'intervention directe de l'Etat : Le tâtonnement a donné naissance au socialisme de marché, l'entrée dans la branche a donné naissance au monopole public, et le multiplicateur a donné naissance à la 'politique budgétaire' keynésienne.
C'est l'étude des comportements économiques qui va remettre 'sur ses rails', le projet politique des économistes, en montrant que le plus important n'est pas de décrire des mécanismes mais de déterminer comment les agents vont les mettre en œuvre sans l'avoir voulu.


 
 

 
 

1. Dans cette période ont aussi été découverts des mécanismes inspirés des classiques : la théorie 'néo-ricardienne' de l'échange international (Hecksher et Ohlin), la 'règle de Cantillon-Smith' (Benetti et Cartelier) et au moins un mécanisme d'inspiration libérale, la sélection de la monnaie de Carl Menger. Ceci permet de rappeler qu'un mécanisme en lui même est neutre et que les économistes au sens ou nous l'entendons n'ont aucunement le monopole de leur découverte.

2. Dans la section 4 de ce chapitre, nous répondons à la question : que se passe-t-il s'ils s'en aperçoivent ?

3. Cette citation nous semble très importante car elle est le seul texte que nous connaissons ou l'auteur suppose qu'un même individu puisse agir, soit dans son intérêt personnel, soit dans le but conscient de réaliser le bien public.

4. Bien que Kautsky ne le mentionne pas dans son article, il semble évident qu'un impôt doit être prélevé sur les travailleurs, afin de financer la production des capitaux.

5. Pareto, contrairement à Walras, suppose qu'il y a des transactions en déséquilibre. Il constate en effet que, dans une économie capitaliste les marchandises sont produites avant d'être vendues. De plus, Pareto semble croire que la variété des marchandises et des prix, reflète, pour une large part, les pratiques de monopoles discriminants des entreprises en position dominante.

6. Problème classique de l'économétrie, qui empèche notemment d'estimer les fonctions d'offre et de demande d'un bien à partir de la série de ses prix et quantités d'équilibre.

7. Rappelons qu'une taxe pigouvienne repose sur le principe 'pollueur payeur'. Il s'agit d'une taxe qui fait supporter à celui qui cause un effet externe négatif, l'intégralité de son coût social.

 
 
     
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