La cité morale des économistes
Essai sur la portée politique de la science économique

Mon e-livre par Antoine Fréjaville

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CHAPITRE 6
LA MORALE PRECHEE PAR LES ECONOMISTES


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L'économie est " une science morale " puisque l'économie normative est une partie de l'éthique sociale. Mais l'éthique " sociale " s'adresse à l'Etat ou au constitutionnaliste.
Ce dont nous voulons parler dans ce chapitre, c'est de la morale individuelle. Celle que les économistes suggèrent, recommandent, prescrivent… , en un mot prêchent, aux individus. De ce fait, pour ce dernier chapitre, nous quittons Walras, car ce dernier n'a fait qu'esquisser de telles recommandations. Dans son discours de jubilée en 1909, il suggère que les enfants des écoles devraient apprendre les conclusions auxquelles aboutit son " économie pure " afin de devenir des citoyens responsables. Cependant il ne s'agit que d'une évocation. Il reviendra aux économistes ultérieurs de tirer toutes les conséquences d'idées similaires et de mettre la conscience des individus au service de la réalisation du projet.

Introduction : morale instrumentale et morale fondamentale

La morale prêchée par les économistes a un double contenu et un double but.

Un double contenu : les agents économiques doivent essentiellement:
- d'une part respecter les contrats qu'ils ont passé avec autrui, c'est à dire ne pas être opportunistes.
- d'autre part veiller à leur propre intérêt, c'est à dire ne pas s'ingérer dans les affaires collectives.

Un double but.
- un but instrumental : il s'agit de promouvoir des " vertus utiles " : la recherche par chacun de son intérêt personnel joint au respect des contrats est en général le meilleur moyen de parvenir à l'optimum de Pareto. Il s'agit toujours de la justification instrumentale par la " main invisible ".
- un but fondamental : ces " vertus utiles " correspondent par ailleurs à l'éthique libérale associée à la " liberté des modernes " à laquelle les économistes sont attachés. Ces règles prennent alors le nom de respect de la parole donnée et de respect de la singularité de chaque individu.

Ce qui nous intéresse, c'est la réaction des économistes face au fait que cette morale n'est en général pas spontanément adoptée par les individus. Non seulement ils sont opportunistes, mais ils ont tendance à se mêler des affaires d'autrui. Les économistes vont donc - à la fois pour des raisons instrumentales et pour des raisons fondamentales - se transformer en professeurs de morale et chercher des instruments aptes à moraliser les individus.

Ce chapitre comprend deux sections.
- Dans la première section, on verra de quelles manières les économistes combattent l'opportunisme chez les agents. On verra que la morale, comme la rédaction d'une constitution idéale, vise à se passer d'un Etat dont les représentants rechercheraient consciemment le bien public.
- Et dans la seconde section, on verra que pour des économistes aussi éminents que Pareto, Schumpeter et Hayek, la morale de la non-ingérence dans les affaires collectives a une valeur fondamentale : elle est nécessaire pour éviter le retour de la barbarie et, en conséquence, la cité doit être construite autour d'elle.

S1 : Les serviteurs de la morale

Les personnages que nous appelons les 'serviteurs de la morale', sont les individus imaginés par les économistes, et dont la tâche est de moraliser les individus, c'est à dire de les amener à choisir certaines règles de conduite. La justification avancée est celle de l'utilité sociale.
De notre point de vue, l'invention ou l'intervention de tels personnages, correspond - comme l'économie constitutionnelle - à un approfondissement du projet économiste. En effet, les gardiens de la morale, comme les gardiens de la constitution, permettent de se passer de représentants de l'Etat soucieux de réaliser consciemment le bien public. Car ces personnages jouent le même rôle qu'un Etat chargé de faire respecter les contrats.

Les " prêcheurs " de J. Buchanan
Dans ses livres récents, James Buchanan s'est intéressé au rôle de la morale dans l'augmentation de la production et du bien être économique. Ces ouvrages sont : " The economics and the ethics of constitutional order " (désormais CO;1991), et " Ethics and the economic progress) (désormais EP ; 1994). Les titres des trois premiers chapitres du second ouvrage sont particulièrement parlants :
Chap. I : " We should all work harder "
Chap. II : " We should all save more "
Chap. III : " We should all pay the preacher "
Son propos est à la fois normatif et politique. Il s'agit de montrer que les soi disant 'morales' des publicistes contemporains sont nuisibles, et qu'il faut revenir aux 'vertus puritaines' exaltant le labeur et la frugalité. Ce propos nous semble être l'origine intellectuelle des discours étatiques appelant à 'restaurer la valeur du travail' et à promouvoir le travail comme devoir.
" …hélas, cependant, nos prêcheurs, nos moralistes, qu'ils soient patentés par les institutions ou autoproclamés, ne restreignent pas leur enseignement à de telles règles démodées. Ces prêcheurs nous pressent également d'avoir de la compassion et d'être charitable envers les moins fortunés, jusqu'à vendre ce que nous avons accumulé pour le donner aux pauvres, de nous joindre aux misérables de la terre dans leurs clameurs ('claims') contre la productivité, de cesser de poursuivre des buts économiques, de prendre le temps de sentir les fleurs, d'utiliser le pouvoir coercitif de la politique pour protéger la nature contre l'exploitation économique, de prêter main forte aux efforts des majorités politiques dans leur prélèvement du tribut payé par les membres de la minorité qui, eux, pratiquent les vertus puritaines. La liste, pourrait être, bien sûr, étendue. Mais il est clair, ou du moins il devrait être clair que des prêches réussis dans ces directions peuvent être improductifs, et pourraient, en fait, réduire la valeur dans l'économie. C'est à dire, nous serions appauvris ('worse off') "TLp79
L'argument de Buchanan est donc instrumental. Les 'vertus puritaines' sont bonnes parce qu'elles sont utiles : elles permettent l'augmentation de la production, l'accumulation, et donc, la prospérité. Au contraire, les soit disant 'morales', prêchant la diminution du travail, la diminution de la productivité, et la redistribution, occasionnent une diminution de la production et de la prospérité.
Bien qu'il n'utilise pas ce terme, Buchanan présente une conception contractualiste des normes morales. Il part de l'idée d'effet externe. Imaginons par exemple, dans un état de nature primitif, deux Robinsons i et j. Supposons que j pollue i. Par exemple, la fumée du feu de camp de j incommode i . i peut alors venir dire à j :
" Je ne peux pas rationnellement rester indifférent à vos préférences si vos choix affectent mon bien être économique(TLp75) " Clairement, il est de mon intérêt d'instiller dans votre psyché, des contraintes éthiques […] et je suis prêt à investir des ressources pour assurer ce résultat. "(TLp67)
En l'occurrence, i a intérêt à ce que j ait une morale qui lui fasse penser qu'il est 'mal' de polluer, ou 'mal' de produire de la fumée, ou tout simplement 'mal' d'allumer un feu. Pour que j devienne 'moral', i est donc prêt à payer un montant d'autant plus important qu'il est incommodé.
Dans une société, les effets externes sont réciproques. De ce fait : " si votre ordre de préférences m'intéresse, de la même manière, mon ordre de préférences vous intéressera "(TLp75)
Considérons donc maintenant l'ensemble des individus. Imaginons qu'ils se réunissent dans le but de produire un bien collectif. Par exemple, supposons qu'ils se réunissent pour creuser un puits destiné à alimenter 'la société' en eau. Chacun des " homo-oeconomicus " qui composent la société au départ, a intérêt à attendre que les autres creusent, puis à venir boire une fois que le puits est creusé ('free-riding'). Mais comme tout le monde a cette attitude, le temps passe, et le puits n'est toujours pas creusé. Chacun se dit alors qu'il aurait intérêt à ce que tous les autres obéissent à une règle éthique qui leur ferait considérer qu'il est de leur devoir de participer à la production du bien collectif.
" Chaque personne a un intérêt direct dans l'éthique, ou dans les caractéristiques morales du comportement des autres " COp184.
Chacun est donc prêt à payer pour que les autres soient 'moralisés'
" Chaque partie considère que le retour de son investissement est mesuré par le changement potentiel du comportement des autres (parties) "COp184
Et comme chacun fait ce même raisonnement, finalement :
" Chaque acteur accepte de se lier lui-même, pas pour placer des limites à son propre comportement pour son propre bénéfice, mais seulement parce que l'acceptation de cette contrainte permet d'assurer une contrainte réciproque sur le comportement des autres parties d'un agrément. "COp181 " Le résultat, c'est qu'un investissement généralisé dans la production de normes morales sera observé, chaque partie étant sous l'influence de l'action persuasive de spécialistes, que l'on pourrait appeler " les prêcheurs "COp184 " Chaque individu d'une interaction potentielle aura donc une incitation à " payer le prêcheur ", c'est à dire à investir dans la modification des préférences vers la direction qui va générer l'effet externe attendu "(TLp70)
Concrètement, il faut donc imaginer que sont recrutés des personnages, " les prêcheurs ", qui, en échange d'une partie de l'eau qui sera 'produite', persuadent chacun qu'il est de son devoir de toujours coopérer (ou de toujours faire des efforts, ou de toujours respecter ses engagements, ou de toujours creuser…). Grâce à cela, le puits sera creusé.
L'exemple du travail
Dans " Three lectures… ", Buchanan donne deux exemples d'éthiques qui illustrent son propos : l'éthique du travail, et l'éthique de l'épargne. On se contentera de présenter l'éthique du travail.
" Les membres d'une société dans laquelle il y a une forte éthique du travail, vont être mieux ('better off'), matériellement, que ceux d'une société dans laquelle une telle éthique est faible ou inexistante "(TLp5) " Je suppose que les individus peuvent choisir volontairement le nombre d'heures par semaine, de semaines par an, ou d'années par carrière, pendant lesquelles ils travaillent… "(TLp10)
L'éthique du travail concerne la désutilité du travail. Quand l'éthique du travail se renforce, la désutilité du travail diminue, et les individus décident de travailler plus.
" L'individu produit une valeur économique plus grande pour qui que ce soit qui l'emploie et, en retour pour cette augmentation de la valeur du facteur de production fourni, il recevra un salaire plus élevé qui sera alors disponible pour être dépensé comme celui qui l'a reçu le désire, en biens finals produits par l'économie "(TLp10)
Cependant, le travail d'un individu n'est en général pas supposé représenter un effet externe pour les autres individus : peu importe à i, que j travaille beaucoup ou pas. Ceci amène Buchanan à la réflexion suivante :
" A ce point, l'économiste néoclassique pourrait élever une objection à mon argument. Comment est ce qu'un changement dans l'offre de travail d'un individu peut exercer un effet bénéfique ou maléfique sur les autres ? Pour que de tels effets externes existent, il est nécessaire de supprimer la supposition de rendements d'échelle constants, et de postuler à la place, la présence de rendements d'échelle croissants "(TLp25)
Si les rendements d'échelle sont croissants, on peut imaginer que tous les individus travaillent à la même production. On revient donc, à peu de chose près, au bien collectif. Dans ces conditions, en effet :
" Tous les participants peuvent y gagner si chaque personne travaille plus dur […], que ce que ses préférences 'nues' pourraient dicter "(TLp72)
Ajoutons que même si les rendements d'échelle ne sont pas croissants, il nous semble que chaque individu a néanmoins intérêt à ce que les autres aient une 'forte éthique du travail'. Imaginons en effet une économie de Robinsons produisant chacun un bien différent et le portant au marché à la fin de la 'semaine'. Chacun a intérêt à ce que les autres travaillent le plus possible pour que leur offre soit abondante, et donc, que leurs marchandises soient bon marché.
Les limites du contrat et la tâche de l'économiste
Pour Buchanan, bien que tous aient intérêt à " payer le prêcheur ", cela n'aura pas lieu 'naturellement'. En effet, le 'contrat' qui engage chacun a payer le prêcheur, puis à s'exposer à ses prêches est impossible à mettre en œuvre, puisque chacun a intérêt à ne pas le respecter.
" La logique du 'free riding' semble s'appliquer ici au possible investissement dans le paiement du prêcheur,[…]. L'acte individuel de payer le prêcheur serait, selon cet argument, irrationnel "(TLp81)
Cependant, les " prêcheurs " n'en demeurent pas moins une institution qui serait utile, et Buchanan pense que c'est donc le rôle des économistes de l'encourager.
"… dans la solution coopérative, nous devrions tous payer le bon prêcheur. L'absence d'une compréhension de cela repose directement sur les épaules des économistes qui ont séparé l'économie de son amarrage à la philosophie morale […] jusqu'à ce que les économistes ramènent leur science à sa relation avec l'éthique, nous ne pouvons attendre que peu d'encouragement généralisé pour payer le prêcheur, et de la bonne sorte "(TLpp 82-83)
Les prêcheurs peuvent ils remplacer l'Etat ?
Les prêcheurs de Buchanan jouent finalement le même rôle que l'Etat : Ils rendent crédibles les engagements réciproques des individus, dans une situation d'externalité réciproque. Buchanan dit lui-même que " Le moyen contractuel [c'est à dire un Etat issu 'un contrat social] et le moyen éthique, d'internalisation des externalités réciproques, sont des substituts directs "(Cop181)
Il nous semble que l'on peut illustrer cette idée par l'histoire suivante :
Il y a deux individus identiques i et j.
i et j peuvent produire un bien à partir de leur travail. La production est à rendements croissants (on reprend l'idée exprimée par Buchanan à la page précédente)
Si seul i (seul j) travaille, il produit et consomme 4.
Si i et j travaillent, ils produisent 16 et consomment chacun 8
La désutilité du travail est de 5.
La situation initiale est la suivante :



Payer le prêcheur est pour chaque individu une stratégie dominante. Les deux individus parviennent donc à l'issue procurant les paiements 2 et 2. Cependant, si le prix du prêche était élevé (dans notre exemple, supérieur ou égal à 5) aucun individu n'aurait intérêt à faire prêcher l'autre et la situation initiale demeurerait.

Donc les prêcheurs remplacent en effet l'Etat. Ils le remplacent si le prêche est un bien privé comme dans notre illustration. Au lieu que i et je passe un contrat social, chacun d'eux passe un contrat privé avec un prêcheur qui 'punit' moralement l'autre (et l'autre seulement) s'il ne participe pas.
Cependant, la situation change si le prêche est entendu par tous, car il devient alors un bien collectif. Dans ce cas il ne sera mis en place que si un contrat social établit un Etat qui contraint les individus devenus contribuable à payer le prêcheur. Le prêcheur devient alors une sorte de police morale qui sanctionne symboliquement les 'tire au flanc'.

Dans tous les cas, ce qui nous paraît le plus remarquable dans l'idée de Buchanan est le caractère 'mercenaire' des prêcheurs. De même que les publicitaires n'ont pas besoin de croire au mérite du produit qu'ils vendent pour en encourager la consommation, les prêcheurs n'ont pas besoin de croire à la nocivité du loisir pour en décourager la consommation.

Le problème de la l'appréciation du bienfait apporté par les prêcheurs.
Pour Buchanan, il semble entendu que l'action des prêcheurs améliore le bien être social. Il présente un exemple à ce sujet. Il part du " dilemme du prisonnier " car :
" Presque toute l'analyse et la discussion, dans la théorie moderne du contrat social, incluant l'origine de la propriété privée et de l'Etat, des biens publics, de la politique environnementale, jusqu'aux questions d'étiquette sociale, ont pu (ou auraient pu) être présenté sous cette forme hautement abstraite. "COp181
A l'origine, la situation est la suivante :
(le matrices sont de Buchanan)

 

Les classements combinés de la figure 15.3 continuent de montrer une dominance à la fois en ligne et en colonne . La solution dans la cellule I [nord ouest] est préférée par les deux parties à tout autre résultat accessible par des actions coordonnées ou non. On note que l'effort, présumé réussi de la part de chaque partie, pour modifier l'ordre de préférence de l'autre, internalise les externalités . […] Il n'y a pas [plus ?] le problème du dilemme représenté dans la figure 15.1 ; la modification des fonctions d'utilité a été tel qu'elle induit les parties en interaction à changer pour la solution coopérative "(COp187)
Buchanan explique ensuite pourquoi la présence des " prêcheurs " sera durable.
" Dans la solution de la figure 15.3 […] chaque partie a maintenant une incitation à s'assurer que le comportement de l'autre partie demeure inchangé et, partant, qu'il n'y a pas [plus ?] de changement des fonctions d'utilité. Aussi longtemps qu'un relâchement du type de comportement induit par la morale est anticipé, l'investissement dans la persuasion morale continue, mais maintenant, cet investissement va être dirigé vers le maintient du statu quo moral. La solution de la figure 15.3 peut être considéré comme un équilibre éthique, tout autant qu'un équilibre économique "(COp188)

Ce qui nous intrigue, c'est la raison pour laquelle Buchanan pense que la 'solution coopérative' obtenue grâce à la 'persuasion morale' réciproque (fig. 15.3), est préférable à l'issue non coopérative de départ (fig. 15.1). Buchanan remarque que :
" […] la solution coopérative […] est optimale sous chaque configuration des préférences "COpp187
Donc, avec les anciennes préférences, l'issue (coopère, coopère) est optimale, et avec les nouvelles préférences, l'issue (coopère, coopère) est de nouveau optimale. En effet, mais le critère de Pareto ne permet pas de comparer la situation initiale (dévie, dévie ; avec les anciennes préférences) et la situation finale (coopère, coopère avec les nouvelles préférences). D'ailleurs, Buchanan écrit lui même.
" Dans un sens, bien sûr, les deux solutions apparaissent incomparables, dés que, dans une optique analytique, nous définissons un individu par un ordre de préférence sur des résultats alternatifs "COpp188
En effet, en toute rigueur, la figure 15.1 et la figure 15.3, mettent en scène des individus différents. On ne peut donc pas les comparer en utilisant le critère de Pareto. Tout ce que l'on peut dire, c'est que la production a augmenté.
Une autre justification pour préférer l'issue coopérative de la figure 15.3 à l'issue non coopérative de la figure 15.1, consisterait à se référer directement aux agents.
Si le prêche est un bien privé, chaque agent a choisi de payer le prêcheur. Il y a donc 'unanimité' pour l'engager.
Et si le prêche est un bien collectif, les agents ont unanimement accepté d'être contraints de participer à son financement.
Dans les deux cas, cette argumentation négligerait le fait que le contractualisme de Buchanan est 'hypothétique'. Les décisions des agents ou l'accord passé par eux, ne sont que des fictions dont la valeur est normative.
Il nous semble que c'est là que nous arrivons à la question politique : celle du coût éventuel de l'exposition aux prêches destinés à changer les préférences. Dans l'exemple de Buchanan, tout se passe comme si ce coût était nul : il semble qu'il soit égal aux agents d'avoir à modifier leurs préférences pour atteindre l'issue coopérative. Ou, pour dire la même chose d'une autre manière, les individus seraient prêts à se faire laver le cerveau réciproquement pour pouvoir consommer d'avantage.
Non seulement cette supposition n'est pas argumentée, mais elle n'est pas clairement exprimée par l'auteur, puisqu'il n'écrit pas de fonction d'utilité pour ses agents. Dans le même temps, elle conduit à une politique économico/morale consistant à modifier la personnalité des individus dans le but d'augmenter la production. Les " prêcheurs " (payés par le contribuable ?) sont les professionnels de la persuasion qui obligent (comme les individus de la situation fictive s'obligent réciproquement) l'ensemble de la population à subir ce qu'en d'autres circonstances, on appellerait de la rééducation, au nom du (soi disant) bien public .

En fait, il est possible (et il nous semble probable) que les " prêcheurs " et donc la politique moralisatrice préconisée par l'économiste, dégradera la satisfaction des individus par rapport à la situation initiale au lieu de l'augmenter. En effet, le choix social à effectuer est finalement un choix entre deux situations :
1) chacun travaille peu, consomme peu, et ne se fait pas prêcher ; et
2) chacun travaille plus, consomme beaucoup plus (parce que les rendements sont croissants), et se fait prêcher.
En ce qui nous concerne, il faudrait nous récompenser par une augmentation de notre consommation presque infinie, pour que nous acceptions qu'un " prêcheur " vienne diminuer la satisfaction que nous retirons de notre loisir. Si on nous oblige à " payer le prêcheur " au nom d'une décision qu'auraient prise des individus pour lesquels il n'est pas coûteux de s'exposer à des prêches, notre satisfaction en sera diminuée. Peut être ne sommes nous pas les seuls dans ce cas.

Finalement, la morale individuelle promue par Buchanan nous paraît beaucoup plus fondamentale qu'instrumentale. Il nous semble assez net que Buchanan n'aime pas le laxisme en général et les loisirs en particulier et que les 'vertus puritaines' sont pour lui une valeur en soi. Et ce n'est pas tout : rappelons en effet la première citation que nous avons donnée :
" Je ne peux pas rationnellement rester indifférent à vos préférences si vos choix affectent mon bien être économique(TLp75) " Clairement, il est de mon intérêt d'instiller dans votre psyché, des contraintes éthiques […] et je suis prêt à investir des ressources pour assurer ce résultat. "(TLp67)
Personnellement, nous ne connaissons personne qui songe à modifier les préférences d'un adulte sans lui demander son avis. Les individus présentés par Buchanan sont avant tout indifférents à autrui et à la société et ils poursuivent leur intérêt sans les voir. Il nous semble que c'est avant tout cet idéal moral, que l'on retrouvera chez Hayek, que met en lumière l'idée de Buchanan.

Les " punisseurs altruistes " de Fehr et Gätcher

A notre connaissance, l'idée que les punitions distribuées par certains des membres d'un groupe, peuvent augmenter la production du groupe en encourageant la coopération, remonte à l'article de Robert Axelrod " An evolutionary approach to norms "(1986) . Axelrod présente un modèle représentant un dilemme du prisonnier répété 400 fois. Chaque individu est caractérisé par une stratégie simple et immuable (telle que le hasard ou 'tit for tat' ). Le résultat final au 400eme coup (coopération ou défection) est examiné en fonction des stratégies supposées des joueurs. Une de ces stratégies consiste à coopérer si l'autre coopére, et à le punir s'il ne coopère pas.
L'idée d'une stratégie consistant à 'punir' l'autre s'il dévie est très commune dans la théorie des jeux répétée. Elle est implicite dans la 'trigger strategy' . Mais la punition imaginée par Axelrod est originale. Il s'agit en effet, non pas de 'punir' la déviation de l'autre en n, en ne coopérant pas en n+1, mais en diminuant son revenu en n. Si j dévie, il est donc vraiment puni, et non pas seulement sanctionné par la défection future de i.
De même, à notre connaissance, l'idée que l'incitation des individus puisse être le fait de pairs 'altruistes', apparaît pour la première fois dans l'article de Carol Ulanher " Rational turnout models : the neglected role of groups "(1989) . L'auteur s'interroge sur le 'paradoxe du vote', c'est à dire le fait que de nombreux individus se déplacent pour aller voter alors que leur intérêt individuel devrait les amener à s'abstenir. Elle propose, pour expliquer la participation électorale, l' 'histoire' suivante :
Les électeurs sont répartis en 'groupes', qui, implicitement sont des groupes de pression. En effet, chaque groupe a un candidat préféré, dont l'élection maximiserait le revenu des membres du groupe. Bien que l'article n'utilise pas ce vocabulaire, l'élection du candidat préféré est, pour les membres du groupe, un bien collectif. Mais la participation électorale est coûteuse pour chaque individu. L'issue du 'jeu' électoral, est donc une participation nulle dans chacun des groupes.
L'auteur introduit alors des 'group leaders' : Ce sont des individus, un par groupe, qui ont deux caractéristiques :
- ils peuvent utiliser les ressources du groupe pour inciter les membres à voter.
- leur objectif est l'espérance de l'utilité du groupe, autrement dit l'intérêt général du groupe (présenté d'une manière utilitariste comme la somme des utilités des membres du groupe).
Le 'programme' de chaque leader, est donc de maximiser l'espérance de l'utilité du groupe, qui dépend de la recette liée à l'élection du candidat préféré et du coût lié aux ressources du groupe que le leader doit utiliser pour inciter ses membres à voter. A l'équilibre, compte tenu des anticipations des leaders, le modèle 'produit' une participation électorale qui est élevée, sans atteindre 100%
Les expériences de Fehr et Gätcher
L'article de Fehr et Gätcher (2002) que nous allons commenter, bien qu'il ne mentionne aucune des deux contributions que nous venons de rappeler , nous semble cependant en être l'héritier intellectuel direct.
Le but des auteurs est de nouveau d' " expliquer " la coopération dans la production d'un bien collectif. Ils rappellent que
" … les théories de la réciprocité directe examinent les incitations égoïstes pour la coopération dans des relations bilatérales à long terme. Les théories de la réciprocité indirecte et du signal montrent comment la coopération dans un groupe large peut émerger quand les coopérateurs peuvent se construire une réputation. Cependant, ces théories n'expliquent pas vraiment pourquoi la coopération est fréquente entre des individus non apparentés génétiquement, dans des interactions non répétées, quand les gains fournis par la réputation sont faibles ou absents. "(p137)
La méthode des auteurs est expérimentale. Ils organisent des expériences de laboratoire dans lesquelles ils fournissent aux sujets " des enjeux monétaires réels " (on ne sait pas combien).
" Des groupes de quatre membres ont joué le 'public good game' suivant. Chaque membre reçoit une dotation de 20 unités monétaires (UM), et chacun peut verser entre 0 et 20 UM à un 'group project'. Les sujets peuvent garder l'argent qu'ils ne dépensent pas pour le projet. Pour chaque UM investie dans le projet, chacun des quatre membres du groupe, c'est à dire, même ceux qui n'ont pas investi, gagne 0,4 UM, ce qui fait que la recette du groupe est de 1,6 UM. Comme le coût d'investir 1 UM dans le projet est exactement de 1 UM alors que la recette individuelle n'est que de 0,4 MU, il est toujours dans l'intérêt matériel de chaque sujet de garder toutes ses UM. "(p137)
Par ailleurs,
" Toutes les interactions, dans les expériences, ont pris place de manière anonyme. Les membres ne sont pas informés de l'identité des autres membres du groupe "(p137)
Les auteurs divisent alors les groupes de sujets en deux séries.
- les groupes de la première série fonctionnent selon les règles décrites ci dessus.
- les groupes de la seconde série aussi, mais en plus, dans ces groupes ;
" les sujets peuvent punir chacun des autres membres du groupe après avoir été informé de leurs investissements […] chaque 'point de punition' coûtait au puni 3 UM, et au punisseur, 1UM "(p137)
Les auteurs constatent que dans les groupes de la seconde série (ou les punitions sont possibles), la production du bien collectif est quatre fois plus élevée en moyenne que dans les groupes de première série (sans punition possible). Ils concluent
" Ainsi, l'acte de punir, quoique coûteux pour le punisseur, fournit un bénéfice pour les autres membres de la population, en incitant les non-coopérateurs potentiels à augmenter leurs investissement. Pour cette raison, l'acte de punir est un acte altruiste. "(p139)
L'utilité sociale des punisseurs altruistes
Afin de comparer les punisseurs altruistes de Fehr et Gätcher, aux prêcheurs de Buchanan, il nous semble utile de faire deux remarques préalables.
- D'abord, les " punisseurs altruistes " n'émergent pas spontanément du processus de coopération. Il sont une trouvaille apportée de l'extérieur par l'expérimentateur. Autrement dit, il sont l' invention de l'économiste.
- Ensuite, l'article n'explique pas pourquoi les punisseurs altruistes survivent. Dans une optique évolutionniste, ils devraient en effet être éliminés à long terme par le processus de sélection naturelle, étant donné que leur comportement altruiste, comme tout comportement altruiste, diminue leur consommation, et donc leur descendance.
Il nous semble donc que la signification réelle de l'article est ailleurs. L'article montre que la possibilité donnée aux individus de punir anonymement les 'tire au flanc' augmente la quantité produite de bien collectif, même si les punitions sont coûteuses pour leur auteur. Les punisseurs altruistes, comme les prêcheurs, sont donc des personnages inventés par l'économiste pour discipliner les coopérateurs qui, par hypothèse, ne recherchent que leur intérêt. De notre point de vue, la question positive : comment des individus qui ne recherchent que leur intérêt personnel peuvent ils néanmoins contribuer à la production du bien public ; masque une nouvelle fois la question normative (et programmatique) : comment faire pour que les individus qui ne recherchent que leur intérêt, contribuent à la production du bien public ?
De ce point de vue, les punisseurs altruistes, tout comme la morale instillée dans la tête des individus par les prêcheurs, remplacent bénévolement et efficacement les juges et les policiers de l'Etat. Ils sont omniscients, puisque, lors des expériences, le montant investi par chaque membre du groupe est communiqué à tous les autres (c'est peut être d'ailleurs la principale limite des punisseurs altruistes : ils sont inefficaces s'il est impossible d'observer la participation de chacun.
Par ailleurs, contrairement à un Etat qui devrait nécessairement, du moins à son sommet, avoir une vue d'ensemble de la situation, et donc rechercher consciemment le bien public, les punisseurs altruistes ne cherchent pas à augmenter la production du bien collectif 'per se'. Les auteurs insistent sur le fait que leur motivation est à chercher dans leur aversion pour la défection : " Le 'free riding' pourrait causer des émotions négatives fortes parmi les coopérateurs, et ces émotions, à leur tour, pourraient déclencher leur volonté de punir les 'free riders' "(p139) .
Les punitions et la définition du bien public
Quelle définition du bien public (de l'intérêt général) retenir dans l'histoire des punisseurs altruistes ? Les deux situations (sans punitions et avec punitions) diffèrent parce que, dans la seconde, il apparaît de nouveaux états sociaux possibles : ceux ou des individus sont punis. De ce fait, si les deux situations font intervenir les mêmes individus, aucun des deux résultats qui leur sont associés n'est supérieur à l'autre au sens de Pareto. En effet, les expériences montrent que les 'tire au flanc' sont souvent punis sévèrement, si bien que leur consommation est presque nulle. Donc, pour certains 'tire au flanc', la situation est pire avec punition que sans punition.
Implicitement, pour les auteurs, le bien public (intérêt général) est confondu avec la production du bien collectif ou 'public' (non rival non excludable). C'est la production totale qui représente l'intérêt général. Bien que les auteurs ne le disent pas clairement, cela ressort de leur discours : les punisseurs altruistes sont utiles car ils permettent l'augmentation de la production. La quantité produite est donc le critère du bien public.
En fait, comme dans le cas des prêcheurs de Buchanan, ce choix méthodologique nous semble le reflet d'un choix politique : la mise à l'écart des préférences sociales des individus lors de l'évaluation du résultat.
Revenons en effet sur les punisseurs altruistes. Selon les auteurs, ils sont motivés, non pas par le désir d'augmenter la production, mais par une aversion " émotionnelle " envers les 'free riders'. Ceci signifie donc, étant donné qu'ils dépensent 1 UM pour retirer 3 UM aux défecteurs, que le fait de punir leur 'rapporte' une satisfaction supérieure à 1UM. Dans notre langage, les punisseurs 'altruistes' sont donc des paternalistes moraux : ils souhaitent que la consommation des défecteurs soient diminuée, et ils sont prêts à dépenser du temps et/ou de l'argent, pour mettre en œuvre cet idéal. Ils ont donc des préférences sociales.
Or, si ils ont des préférences sociales, cela pourrait également être le cas des non punisseurs. A cet égard, un détail nous semble intéressant. Les auteurs présentent à deux reprises, comme un indice du succès de leurs expériences, le fait que :
" la plupart (74,2%) des punitions, furent imposées aux défecteurs (ceux qui contribuent moins que la moyenne), et furent exécutées par des coopérateurs (ceux qui contribuent plus que la moyenne) "(p137).
Autrement dit, une 'punition' sur quatre, est en fait infligée à un individu qui ne tire pas au flanc.
On devrait donc, en toute logique, comparer les deux situations sociales suivantes :
- Dans la première (groupes de la 1ere série) la production est faible (4UM en moyenne d'après les expériences) et personne ne punit personne.
- Et dans la seconde (groupes de la 2eme série) la production est forte (16UM en moyenne d'après les expériences) et tout le monde sait ce que produit tout le monde, tout le monde peut punir tout le monde dans un complet anonymat, et ¼ des punitions sont infligées à des 'innocents'.
Chacun, en fonction de ses préférences autarciques et de ses préférences sociales, peut préférer l'une ou l'autre des deux situations. Mais si les auteurs présentent implicitement la seconde situation comme meilleure, c'est parce qu'au moment de juger les résultat, ils ne tiennent pas compte des préférences sociales dont les punitions sont pourtant un témoignage. Implicitement, le bien public est mesuré pour les auteurs, par la somme des consommations du bien collectif. Cette mesure quantitative est insoutenable d'un point de vue paretien, mais ce qui nous intéresse, c'est qu'elle 'oublie' les préférences sociales. Elle est construite, d'une manière typiquement économiste, à partir de désirs d'individus qui n'auraient que des préférences autarciques .
En fait, les " punisseurs altruistes ", nous paraissent les équivalents économistes, des membres du parti sous le socialisme autoritaire. Répartis dans la population, ils encouragent celle ci à réaliser le bien public tel qu'il a été défini par l'économiste/l'Etat. Ces bons citoyens, indignés par les comportements antisociaux, n'hésitent pas à 'punir' (c'est à dire à dénoncer anonymement à l'expérimentateur qui distribue et redistribue les UM) pour le bien de la société. La seule différence, c'est que les 'punisseurs altruistes' n'essaient pas, en plus, d'endoctriner leurs coéquipiers.

Pour conclure, on remarquera que les " prêcheurs " de Buchanan, et les " punisseurs altruistes " de Fehr et Gätcher, jouent le même rôle social, sont présentés d'une manière analogue, et posent le même problème.
- Leur rôle est de surveiller la population au moindre coût, et de punir les 'tire au flanc'.
- Ils sont utiles seulement si le bien public se confond avec l'augmentation du produit par tête.
- Et surtout, ils sont présentés comme le résultat 'spontané' du processus social, alors qu'ils sont les personnages inventés par les économistes pour faire en sorte que les autres individus, qui ne pensent qu'à leur propre intérêt, parviennent néanmoins au bien public.

S2 : Homme primitif et homme civilisé
chez Pareto, Schumpeter et Hayek

introduction

Le propos de cette dernière section est de boucler enfin la boucle, et de présenter ce qui est, à notre avis, la véritable raison pour laquelle les économistes supposent que les individus ne se préoccupent que de leur propre intérêt, et non de l'intérêt général.
Il est en général admis que la 'rationalité' des agents économiques, donc leur dédain du bien public est un axiome. C'est le fameux " postulat de rationalité ". Cette expression laisse entendre que, pour les économistes, les individus sont toujours et partout, des 'homo-oeconomicus' .
Or les écrits non économiques de Pareto, Schumpeter et Hayek montrent que ces économistes sont au contraire extrêmement sceptiques sur la capacité des individus réels à ressembler aux individus de la théorie. En effet, pour eux, l'être humain est d'abord un être passionné, guidé par ses sentiments et ses pulsions, et notamment par la manie de vouloir faire de la politique.
L'attitude apolitique de l' " homo oeconomicus " est donc un idéal moral, toujours minoritaire, et sans cesse menacé par la résurgence des instincts primitifs.

On se basera sur les ouvrages suivants :

- Le " Traité de sociologie générale" de Pareto (1916)
- " Capitalisme, socialisme et démocratie " de Schumpeter (1942)
- " Droit, législation et liberté tome 3 : L'ordre politique d'un peuple libre " de Hayek (1979)

Ces trois ouvrages, dont les propos sont en apparence différents, sont tous trois de vastes fresques rassemblant l'économie, la sociologie et la théorie de l'histoire. Mais surtout, ces trois ouvrages racontent la même histoire, le même drame : l'ascension et la chute de la civilisation entrepreneuriale. On y apprend en effet :
- Comment, dans les temps primitifs, les tribus humaines survivaient dans un monde hostile grâce à une relation fusionnelle entre leurs membres.
- Comment ce modèle a perduré à l'époque médiévale.
- Comment ont émergé peu à peu des hommes nouveaux : les entrepreneurs ; et comment ces hommes ont amené avec eux les lumières de la civilisation
- Et comment, sous les noms de pouvoir du peuple et de socialisme, la mentalité primitive a relevé la tête et revient miner la civilisation, menacée d'écroulement.
(Chez Hayek qui a vu le triomphe tardif de ses idées, il y a un dénouement heureux : le retour de la civilisation)
Si notre commentaire relevait de l'analyse littéraire, nous aurions appelé cette section : " Le thème du retour de la bête, chez Pareto, Schumpeter et Hayek " . Mais comme nous parlons plutôt d'épistémologie/méthodologie économique, nous nous bornerons à reconstruire leur récit en insistant sur le lien entre la mentalité 'primitive' et le souci du bien public.

les deux oppositions

Avant d'isoler, dans les ouvrages précités, les citations qui, courant le long des trois livres, racontent l'histoire que nous venons de résumer, il nous semble utile de préciser les deux oppositions qui, sous des noms différents, charpentent cette narration.

Les intérêts / les sentiments

C'est Pareto qui utilise ces termes. C'est chez lui que cette opposition est la plus explicite.
Plus précisément, Pareto oppose, comme on le sait, les " actions logiques " et les " actions non logiques "
Les 'actions logiques' sont celles qui s'appuient sur le raisonnement et l'expérience :
" Actions expérimentales et logiques : la plupart des actions des arts, de l'industrie et du commerce sont de ce genre "
Ces actions s'opposent aux actions " non logiques " que Raymond Aron, dans sa préface au " Traité de sociologie générale " présente ainsi :
" La catégorie non logique englobe à la fois les erreurs, les mythes, les coutumes symboliques, les illusions ou utopies politiques ou sociales, les affirmations de valeur, les croyances religieuses ou humanitaires "Raymond Aron pXVIII "
Cependant, cette distinction, telle qu'elle est présentée par Pareto, n'est pas entièrement satisfaisante. Raymond Aron fait en effet remarquer que :
" Comme le caractère logico-expérimental ne s'applique qu'au rapport moyen-fin, la détermination des fins, échappe par définition, à la pensée logico-expérimentale…. Aucune conduite n'est toute entière logique, elle est logique par référence à des buts dont le choix échappe à la science ou à la pensée logico-expérimentale. "pXVI
Il y a donc, derrière l'opposition entre les actions logiques et les actions non logiques, une opposition entre des fins différentes. Ce qui nous intéresse, c'est le lien étroit entre les " actions logiques " et l'activité économique, à tel point que les " actions non logiques " sont finalement des actions 'non économiques'. Dans le même temps, les " actions logiques ", en ce qui concernent leur but, peuvent se ramener aux intérêts, et les " actions non logiques ", aux sentiments.
Voici en effet l'exemple donné par Pareto de l' " action logique " :
" Une masse d'or fin pèse 1 kilo : voilà un fait d'expérience. Le possesseur de cette masse découvre, par une suite de raisonnements logiques, qu'il tirera le meilleur parti possible de cette masse d'or en la portant à la banque d'Angleterre. Il l'y porte. Voilà une action expérimentale et logique. " (Manuel d'économie politique,p104)
Le but de cette " action logique " est de maximiser le revenu de l'agent.
Voici maintenant la définition que Pareto donne de l' " économie pure " :
" Comme la mécanique rationnelle considère des points matériels, l'économie pure considère l'homo- oeconomicus. C'est un être abstrait, sans passions ni sentiments, recherchant en toute chose le maximum de plaisir, ne s'occupant d'autre chose que de transformer les uns en les autres, les biens économiques. " (Manuel d'économie politique,p107)
Pareto écrit ailleurs :
" On a pu constituer une science générale des intérêts, l'économie, qui suppose ces raisonnements employés exclusivement dans certaines branches de l'activité humaine "(p1350)
Cependant, Pareto parle également d' " action logique ", dans le cas ou le but de l'agent est le pouvoir. Ainsi :
" Machiavel, dans le " principe " fait la théorie des actions logiques, qui relient les données au but "(Manuel d'économie politique,p105). Sont donc " logiques ", toutes les actions qui relèvent de l'économie politique, au sens de la théorie économique des comportements politiques :" L'action peut… être logique, avec le but d'obtenir la faveur de certains électeurs et de certains politiciens "(p601)
Voici, maintenant ce que Pareto dit des actions " non logiques "
" Elles servent aussi à exprimer les sentiments de ces individus ; or ces sentiments sont parmi les principaux facteurs qu'étudie la sociologie "(p36). En fait, les 'actions non logiques' sont pour ainsi dire un synonyme des sentiments, ou, plus exactement, des actions inspirées par les sentiments. Par exemple :"Des actions non logiques, sentimentales "(p601) " Les hommes sont mus, beaucoup plus par les sentiments que par les raisonnements " (p1351)
On a donc, du point de vue des buts, une opposition entre :
- les intérêts/ la science économique.
- les sentiments/ la sociologie.
Le " Traité de sociologie générale ", est consacré à l'étude des " résidus " non logiques, qui sont en fait, comme le remarque R.Aron, l'expression des sentiments, car, au désespoir du théoricien " les hommes se laissent persuader surtout par les sentiments (résidus) "p785
L'opposition entre les actions économiques/logiques et les actions sentimentales/non logiques, se retrouve chez Schumpeter et chez Hayek, mais, elle n'est plus isolée de l'opposition entre mentalité primitive et mentalité civilisée.

L'Etat de droit / La démocratie illimitée

Ces mots sont ceux de Hayek, mais il nous semble que cette opposition se retrouve plus ou moins sous une autre forme, chez Schumpeter et chez Pareto.
voyons d'abord la " vraie " démocratie.
L' " Etat de droit ", de Hayek, ou " règne de la loi ", ou " vraie " démocratie " est un régime dans lequel le gouvernement se borne à faire appliquer les " règles de juste conduite ", qui donne à chaque individu la possibilité de défendre ses intérêts dans le 'jeu' économique. " La tâche du pouvoir est de créer un cadre dans lequel les individus et les groupes puissent fructueusement travailler à leurs objectifs propres "p166 Plus exactement, comme le prévoit le projet de constitution de Hayek, les règles sont définies par la constitution et l'Etat les fait respecter.
La configuration correspondante chez Pareto, nous paraît être le moment ou l'élite au pouvoir (il y a toujours une élite au pouvoir, chez Pareto), n'est pas contestée. Elle devient donc impartiale et se contente de faire respecter l'ordre.
L'institution correspondante chez Schumpeter, est la " nouvelle théorie de la démocratie ", qui, malgré son nom, nous semble être un modèle essentiellement normatif. Le gouvernement qui servira le mieux le bien public est issu de la lutte d'individus en compétition pour le pouvoir :
" Si, cependant, nous voulons comprendre comment la politique démocratique sert cette fin sociale, il nous faut partir de la lutte concurrentielle pour le pouvoir et les emplois et réaliser que la fonction sociale est remplie, pour ainsi dire, subsidiairement - dans le même sens où nous disons que la production est l'accessoire de la réalisation des profits "(p384)
Ainsi que le fait remarquer Paulo Pereira , bien que Schumpeter ne parle pas de constitution , sa " nouvelle théorie de la démocratie " se rapproche des conceptions constitutionnelles actuelles en raison de son caractère " purement procédural ". " A la base, la fonction du vote de l'électorat est d'accepter l'équipe dirigeante, et la fonction de base de la démocratie est de produire un exécutif, et ceci est réalisé par le fait que le parti qui a la majorité au parlement doit former un gouvernement "(Pereira 2000 p 85). Schumpeter insiste sur le fait que l'équipe dirigeante a des compte à rendre et que la menace d'être remplacée par une autre équipe dirigeante l'incite à être populaire.
Voyons maintenant ce qui est pour les trois auteurs, une conception erronée de la démocratie.
La " démocratie illimitée ", de Hayek, est le régime qui, sur le plan institutionnel trouve son expression la plus pure dans le régime d'assemblée unique, et où les majorités successives font et défont les 'lois' (qui ne méritent alors plus ce nom). Les intérêts coalisés peuvent prévaloir, mais le danger n'est pas là : le danger, c'est que les passions et les idéologies vont prendre le dessus. " Tous ces partis tendent, même si ce n'est pas leur but avoué, à user de leur pouvoir, pour imposer à la société une structure de leur choix, c'est à dire une forme de socialisme ou une autre "p16
La configuration correspondante chez Pareto, est celle ou l'élite (la minorité au pouvoir, ou " les A ", dans la notation habituelle de Pareto), menacée par le peuple (les dominés majoritaires ou " les B ") est désireuse de faire des concessions, ou contrainte de les faire, et est donc sensible aux revendications de la majorité d'habitude exclue du pouvoir.
L'institution correspondante chez Schumpeter, est, bien sûr, la " théorie classique de la démocratie ", qui est pour lui le modèle de ce qu'il ne faut pas faire. Selon cette doctrine :
" la méthode démocratique est la technique institutionnelle de gestation de décisions politiques qui réalise le bien commun en chargeant le peuple lui même de faire pencher le plateau de la balance en élisant des individus qui se réunissent ensuite pour accomplir sa volonté "(p341).
Schumpeter critique deux aspects de cette méthode :
- D'abord, il n'y a pas de bien commun objectif (Schumpeter critique fermement l'utilitarisme).
- Et ensuite (et c'est ce qui nous intéresse), les citoyens ne sont pas à même de faire des choix rationnels en politique :
" Si nous prétendons soutenir que la volonté des citoyens constitue en soi un facteur ayant droit au respect, encore faut il que cette volonté existe. En d'autres termes, elle doit être d'avantage qu'un ramassis confus de vagues impulsions mollement rattachées à des slogans tout faits et à des impressions erronées "(p345)

On peut maintenant résumer le drame en quatre actes qui oppose le bien (l'esprit d'entreprise) au mal (l'atavisme tribal) :
- I : la tribu primitive
- II : l'ascension des entrepreneurs
- III : " la civilisation du capitalisme "
- IV : " la résurgence des instincts primordiaux refoulés "

Le drame de la civilisation
I :La tribu primitive
Schumpeter affirme que ses considérations sur la mentalité primitive sont inspirées par les travaux de l'ethnologue Lucien Levy Bruhl :
" Les recherches de cette nature remontent à très loin dans le passé, cependant, je crois que les œuvres de Levy Bruhl ont marqué une nouvelle étape scientifique "p172.
De la même manière, " Pareto procède à la manière de Levy Bruhl : il oppose la pensée affective à la pensée logico-expérimentale. "(Raymond Aron, préface, pXX)
Voici comment Schumpeter présente la vie primitive :
" Il y a cinquante mille ans, l'homme a affronté les dangers et les chances de son milieu avec un comportement qui, selon certains préhistoriens sociologues et ethnologues, équivalait grossièrement à l'attitude des primitifs modernes. Deux éléments de cette attitude sont particulièrement importants à notre point de vue : La nature " collective " et " affective " du processus mental des primitifs et s'y superposant partiellement, le rôle de ce que, faute d'un meilleur terme, j'appellerai la magie "(p172)
Deux idées nous paraissent importantes dans cette présentation : l'idée de survie dans un monde hostile, et le caractère sentimental et fusionnel des relations sociales.
la survie dans un monde hostile
C'est Hayek qui a le plus insisté sur le fait que la mentalité primitive a représenté dans le passé, un avantage sélectif :
" Il est aisé de voir pourquoi l'individu relativement peu armé tirera souvent un réconfort de se savoir membre d'un groupe organisé de personnes ayant des buts communs, parce que ce groupe organisé est plus puissant que le plus fort des individus "107.
Pour Hayek, la mentalité primitive est la mentalité innée de l'homme, car c'est celle qui lui a permis de survivre, à un stade ou le processus de sélection des règles était encore biologique et non social.
le 'groupisme' tribal
Le caractère affectif des relations tribales va naturellement être incarné dans des institutions particulières. Sur le plan économique, il s'agit d'une sorte de communisme primitif. Pour Hayek :
" l'on pourrait difficilement contester que le Dr Pugh ait raison, lorsqu'il remarque ceci : ' au sein de la société humaine primitive, " partager " est un moyen de vivre… le partage n'est pas limité à la nourriture, il s'étend à toutes les espèces de ressources. Le résultat pratique est que les ressources rares sont réparties à l'intérieur de la communauté, approximativement en proportion des besoins. Ce comportement peut refléter quelques valeurs innées, uniquement humaines, qui se développèrent pendant le passage à une économie de chasse "193
Sur le plan politique, la tribu est une démocratie directe et 'illimitée'. Schumpeter écrit :
" Dans les communautés petites et primitives dont la structure sociale est simple, et dans lesquelles il n'existe guère de sujets de désaccord, il est concevable que tous les individus composant le peuple, tel qu'il est défini par la constitution, participent effectivement à toutes les tâches législatives et administratives "(p335) [les derniers mots laissent entendre que les anciens grecs sont rangés parmi les 'primitifs'].
On retrouve ici une réminiscence de la 'liberté des anciens' de Benjamin Constant.
Mais la mentalité primitive se révèle encore dans les traits psychologiques propres à chaque individu.
La mentalité primitive
Pareto insiste à plusieurs reprises sur la proximité de la mentalité des primitifs, et plus largement de la mentalité qui, aujourd'hui encore fait agir les individus selon des motifs " non logiques " avec la mentalité des aliénés. Pour lui, le sociologue est une sorte de psychiatre de la collectivité. De même, Schumpeter rappelle que " La similitude de ce type de processus mental avec ceux des névrosés a été soulignée par G.Dromard "(p173)
Par ailleurs, les primitifs croient en la magie. C'est à dire qu'ils établissent entre les objets, des relations qui n'existent pas. Pareto rappelle que :
" Les nouveaux-zélandais mangent leurs ennemis pour acquérir leur force. Comme toujours, on ne manque pas d'explications diverses (dérivations) ; mais le résidu se reconnaît aisément. Dumont d'Urville nous raconte comment les nouveaux-zélandais dévorent l' " âme " des ennemis qu'ils ont tués "(p503).
Schumpeter prend l'exemple des formules magiques. Les primitifs donnent à la volonté des dieux ou des génies, un pouvoir imaginaire.
Les primitifs sont conservateurs. Ils défendent leur société contre tout ce qui pourrait la troubler. Ce trait de caractère prend deux formes que Pareto appelle l' " instinct d'uniformité " et la " néophobie "
L'instinct d'uniformité est celui qui fait repousser les étrangers, les innovations, les objectifs particuliers… Tout ce qui n'a pas pour objet la survie du groupe
Pareto :" La néophobie. C'est le sentiment qui empêche les innovations qui viendraient troubler l'uniformité. Il est très fort chez les peuples sauvages ou barbares, et notable encore chez les peuples civilisés "599
Et enfin, chez les primitifs les sanctions auxquelles s'oppose le déviant sont avant tout symboliques : Pareto dit ainsi à propos du bannissement :
" Celui qui est exclu d'une collectivité, voit, de ce fait, son intégrité altérée… Sans même aller jusqu'à l'exclusion, la seule déclaration que l'intégrité d'un individu n'existe plus, peut équivaloir à une peine infligée par la force. Cela explique pourquoi, dans plusieurs droits primitifs, on trouve des sentences sans sanctions d'aucune sorte, et des sanctions à l'exécution desquelles ne veille aucune autorité publique "(p714). César observa qu'en Gaule, la force des sentences des druides, provenaient de ces conséquences directes "(p715)
L'époque médiévale
Pour Pareto, Schumpeter et Hayek, il n'y a pas vraiment de différence entre la tribu primitive et le fief médiéval. Le second n'est jamais qu'une version hiérarchisée de la première. La même magie est à l'œuvre. Schumpeter demande : " comment se justifie l'existence des rois, des papes ou des dîmes " ? Pareto donne l'exemple de l'immunité des ecclésiastiques. Il ajoute :
" S'imaginer que l'ancienne féodalité, en Europe, fut imposée exclusivement par la force est une chose absurde. Elle se maintenait en partie par des sentiments d'affection réciproque qui s'observèrent aussi dans d'autres pays ou existaient la féodalité ; par exemple au Japon "613
II :L'ascension des entrepreneurs
Schumpeter :
" En brisant le cadre féodal…et aussi notamment, en ouvrant un espace social à une nouvelle classe qui s'appuyait sur ses performances individuelles réalisées sur le terrain économique, le capitalisme a attiré sur ce terrain les fortes volontés et les esprits vigoureux "(p176)
Hayek :
" La croissance intellectuelle d'une communauté s'opère par la diffusion progressive des idées d'un petit nombre, même au détriment de ceux qui répugnent à les accepter ; personne bien entendu ne doit pouvoir les y contraindre parce qu'il estime que ces idées sont meilleures, mais si l'application montre qu'elles sont plus efficaces, ceux qui s'accrochent à leurs habitudes ne doivent pas être protégés contre le déclin relatif ou même absolu de leur situation. "90
" Il ne fait guère de doute qu'à partir de la tolérance du troc avec l'étranger, la reconnaissance d'une propriété privée du sol, la sanction accordée aux obligations contractuelles, la concurrence entre gens du même métier, la variabilité des prix, le prêt d'argent, spécialement moyennant intérêt furent, au début, des infractions aux règles coutumières, autant de pertes de la grâce "193
On remarque que dans ces lignes, Hayek ne mentionne pas le mot d'entrepreneurs, mais il parle parfois des 'marchands'. Par ailleurs, plusieurs idées vont être développées par nos auteurs :
l'élite des entrepreneurs
Pour Schumpeter comme pour Hayek, les entrepreneurs sont au départ une minorité audacieuse qui brise la routine. D'entrepreneurs 'autrichiens'. Schumpeter écrit par exemple :
" Des aptitudes sont nécessaires qui n'existent que chez une faible fraction de la population et qui caractérisent à la fois le type et la fonction d'entrepreneur "(p187)
La résistance des traditionalistes
Il est clair que l'ascension des entrepreneurs ne fait pas que des heureux, pour deux raisons que Hayek nous semble mêler dans des buts de polémique, mais qui sont différentes :
- d'abord parce que ceux qui ne bougent pas s'exposent " au déclin relatif ou absolu de leur situation ", ce qui pourrait les faire réagir (ils ne seraient donc pas si primitifs que cela finalement)
- et ensuite, beaucoup plus important, parce que les non-innovateurs, gardiens de la tradition, sont choqués dans leur morale. C'est à cet aspect de la question que pense Hayek, lorsqu'il écrit :
" Les étapes de cette transition furent toutes des brèches dans la " solidarité " qui régissait le groupe restreint, et aujourd'hui encore elles choquent ; et pourtant, ce furent autant de pas vers à peu près tout ce que nous considérons comme la civilisation "194.
Schumpeter est plus précis dans son évocation. A propos des innovations, il écrit :
" Le milieu économique [traditionnel] y résiste par des moyens divers allant, selon les conditions sociales, du refus pur et simple d'acquérir ou de financer un nouvel objet à l'agression physique contre l'homme qui tente de le produire "(p187)
Les lumières se répandent
Peu à peu, malgré les résistances, la nouvelle économie et le nouvel esprit se répandent. Le principal bienfait qui en découle n'est pas économique : le processus décrit permet " la croissance intellectuelle de la communauté ". Schumpeter a beaucoup insisté sur cet aspect : C'est le développement de l'activité entrepreneuriale qui permet de répandre les lumières de la raison. Une formule de Schumpeter résume l'idée :
" L'individualisme coriace d'un Galilée, se confond avec l'individualisme de la classe capitaliste ascendante "(p176). [Plus généralement] l'attitude rationnelle s'est apparemment imposée avant tout à l'esprit humain sous la pression de la rationalité économique. C'est à notre tâche économique quotidienne que nous sommes, en tant qu'espèce, redevables de notre entraînement élémentaire au raisonnement et au comportement rationnel : toute logique, je n'hésite pas à l'affirmer dérive du schéma de décision économique, ou, pour employer une de mes formules favorites, le schéma économique est la matrice de la logique "(p174)
Hayek renchérit :
" Aucune société n'a jamais acquis l'aptitude à la pensée rationnelle systématique, si elle n'a d'abord engendré une classe commerçante dans laquelle l'amélioration des outils mentaux procurera un avantage aux individus "90
Pareto, bien sûr, partage cette opinion
" La faculté d'abstraction se développe avec la civilisation ; elle est très faible chez les peuples barbares "p177
La modification du régime politique

Pour Schumpeter, l'évolution du féodalisme vers le monde moderne :
" Politiquement, elle s'est traduite par la substitution à un régime dans lequel le bourgeois était humble sujet, d'un autre régime beaucoup plus sympathique à sa mentalité rationaliste, et beaucoup plus propice à ses intérêts matériels "(p191)
Pour Hayek, l'évolution politique a pris la forme du " régime constitutionnel ", dans lequel le respect des contrats puis la règle de droit, vient remplacer l'arbitraire seigneurial, héritier de l'arbitraire collectif de la tribu.
Pour Pareto, de manière plus violente, la bourgeoisie, nouvelle élite, a pris le pouvoir par la force, au moment de la révolution française. Conformément à ses idées politique et contrairement à Schumpeter et Hayek, Pareto pense que la domination économique de cette classe n'a pu que suivre, et non précéder, sa prise de pouvoir politico/militaire.

III :" La civilisation du capitalisme"
Le terme est de Schumpeter. Hayek et Pareto parlent simplement de " la civilisation ". Le terme le plus exact nous semblerait plutôt être " civilisation entrepreneuriale ", car il s'agit d'une société dans laquelle les valeurs des entrepreneurs dominent désormais.
Ces entrepreneurs, ce sont toujours des innovateurs 'à l'autrichienne'
Schumpeter : " Le rôle de l'entrepreneur consiste à réformer ou à révolutionner la routine de la production en exploitant une invention, ou généralement, une possibilité technique inédite "(p186)
Mais ce qui est important c'est que leur mentalité dépasse leur activité professionnelle, et se répand dans la classe dominante. Car :
Schumpeter : " Bien que les entrepreneurs ne constituent pas, en soit, une classe sociale, la classe bourgeoise les absorbe, ainsi que leurs familles et leurs parents et, du même coup, elle se recrute et se revivifie constamment "(p189)
Cette mentalité a imprimé sa marque à tous les aspects de la civilisation. Schumpeter parle ainsi de l' " art capitaliste " et du " roman capitaliste "(p178et s.). Mais quelle est-elle cette mentalité ?
Il s'agit d'abord de la mentalité 'logique', car :
Schumpeter : " Le processus capitaliste rationalise le comportement et les idées et, ce faisant, chasse de nos esprits, en même temps que les croyances métaphysiques, les notions romantiques et mystiques de toute nature. Ainsi, il remodèle, non seulement les méthodes propres à atteindre nos objectifs, mais encore les objectifs finaux en eux-mêmes. "(p180)
Il s'agit ensuite d'un goût pour la liberté, et plus exactement, pour la liberté " négative " : Hayek : " des règles de la civilisation permettent à chacun de se créer un domaine protégé contre les troubles indûment causés par d'autres gens "157. Cette possibilité d'une sphère privée, n'a été possible que grâce à la mise à l'écart de la pression du groupe tribal :
Hayek : " La liberté est un produit de la civilisation qui a dégagé l'homme des entraves du petit groupe dont les humeurs changeantes s'imposaient même au chef. La liberté a été rendue possible par le développement graduel de la discipline de la civilisation qui est en même temps une discipline de la liberté "195
Mais la mentalité de l'homme civilisé réside avant tout dans une nouvelle morale de respect pour autrui, qui, peu à peu, remplace la morale tribale d'identification des objectifs de chacun avec les objectifs du groupe.
Hayek : " Les changements successifs de la morale n'étaient donc pas une décadence morale, même lorsqu'ils ont choqué des sentiments héréditaires ; ils furent une condition indispensable pour la croissance d'une société ouverte d'hommes libres "200
Cette nouvelle morale est au départ, en un mot comme en cent, celle des entrepreneurs :
Hayek : "[ …] une population composée surtout d'agriculteurs indépendants, d'artisans et de marchands, de leurs compagnons et apprentis qui partageaient les expériences quotidiennes des maîtres. Ils avaient un idéal moral ou l'estime allait à l'homme prudent, au bon chef de ménage et fournisseur, qui pourvoyait à l'avenir de sa famille et de ses affaires, en accumulant du capital, guidé moins par le désir de beaucoup consommer, que par l'ambition d'être considéré comme avisé et habile par ses collègues dont les buts étaient analogues "197
Puis, cette morale se répand, car la nouvelle classe dominante reconstruit le monde à son image :
Schumpeter : " La bourgeoisie industrielle et commerciale est foncièrement pacifiste et inclinée à réclamer que les principes moraux de la vie privée soient étendus aux relations internationales "(p181)
Cependant, ce que l'on pourrait appeler la transition morale ne se fait pas sans difficultés car, note Schumpeter :
" Les phénomènes économiques et sociaux sont mus par une impulsion interne et les situations résultantes contraignent les individus et les groupes à adopter, bon gré mal gré, tels ou tels comportements spécifiques "p183 H" La société élargie est nécessairement une société abstraite - un ordre économique… auquel il [l'individu] doit apporter anonymement sa contribution - cela ne satisfait pas ses besoins émotionnels, personnels "171
Hayek ajoute : " au-delà de la poursuite directe de satisfactions ou d'objets perçus, l'obéissance à des règles apprises, est devenue nécessaire pour réprimer ces instincts naturels qui ne cadrent pas avec l'ordre d'une société ouverte. C'est contre cette discipline que l'homme regimbe encore "192
C'est cette résistance de la mentalité primitive, qui prépare la régression majeure qui va suivre.

IV :" La résurgence des instincts primordiaux refoulés "
La formule est de Hayek. Mais les trois auteurs sont convaincus, jusqu'à l'obsession qu'une réaction tribale porteuse d'une violence inédite, menace la civilisation. Cette réaction est causée, par la nature même de l'esprit humain, qui est resté, fondamentalement, celui des chasseurs primitifs, et, pour Schumpeter, elle est en outre favorisée par l'évolution du capitalisme lui-même.
Cette réaction se manifeste dans des formes politiques et économiques diverses, mais qui sont rassemblées dans la citation suivante de Pareto, à propos du " socialisme municipal " :
"[ …] les partisans du socialisme municipal. Comme forme d'organisation, ils n'ont pas dépassé l'idéal jacobin d'une assemblée unique et toute puissante ; comme mode de choix des hommes, ils ne voient rien au-delà du suffrage universel. Le tout forme une doctrine dogmatique qui néglige systématiquement les leçons de l'expérience. Le socialisme municipal verse facilement vers la philanthropie. Des villes anglaises, entre autres Nottingham, Liverpool et Saint-Helens, vendent du lait stérilisé pour l'alimentation des enfants[…] La tendance, non seulement en Angleterre, mais sur le continent, est évidemment de multiplier les fournitures dites gratuites, qui, en réalité, sont simplement payées par des gens différents de ceux qui en jouissent "(Systèmes socialistes,pp319-20)
Cette citation contient les quatre formes de la réaction contre lesquelles vont lutter les trois auteurs :
- " l'assemblée unique et toute puissante "
- " le suffrage universel "
- " le socialisme "
- " la philanthropie "
Il existe, bien sûr, un lien logique entre ces quatre éléments : l'assemblée toute puissante légitimée par le suffrage universel donne libre cours aux pulsions sentimentales 'philanthropiques' des individus qui rêvent de recréer une société tribale 'socialiste'.

L'assemblée unique et toute puissante
Hayek donne précisément la date de naissance de l'assemblée toute puissante :
" Aux temps modernes, une évolution semblable a commencé lorsque le parlement britannique revendiqua des pouvoirs souverains, c'est à dire illimités, et en 1766, rejeta explicitement l'idée que dans ses décisions circonstancielles, il fut tenu de ne respecter aucune autre règle que celles posées par lui-même. Bien que, pour un temps, la tradition de la 'Rule of Law' ait été assez forte pour empêcher de sérieux abus du pouvoir du parlement, la suite des temps a montré là l'origine de la grande calamité qui atteint maintenant le gouvernement représentatif "p3.
Pour Pareto, il s'agit d'un mouvement de fond, qui a eu lieu, en fait, dans les principaux pays occidentaux
" En France, la chambre et le Sénat étant électifs, on peut les considérer, dans la recherche que nous faisons ici, comme une assemblée unique … En Angleterre, il existait une limite effective au pouvoir de la chambre des Communes, dans celui de la chambre des Lords, aujourd'hui affaiblie, et une autre limite dans celui de la monarchie, maintenant fort diminué aussi"1438
Le suffrage universel
Le suffrage universel légitime la tyrannie de la majorité, car elle autorise (écrit Hayek)
" […] l'idée d'un groupe d'hommes détenant le pouvoir d'ordonner tout ce qui lui plait, même s'il y est autorisé par une majorité de citoyens. C'est là créer une situation de barbarie, non parce que nous avons donné le pouvoir à des barbares, mais parce que nous avons lâché le pouvoir hors des digues du droit, produisant des conséquences inévitables quels que soient les hommes à qui un tel pouvoir est confié " DLLT3 page à retrouver .
Mais le suffrage universel en lui-même n'a pas de justification rationnelle.
Pareto : " Qui est ce dieu nouveau qu'on appelle " Suffrage universel " ? Il n'est pas mieux défini, pas moins mystérieux, pas moins en dehors de la réalité que d'autres divinités, et sa théologie ne manque pas non plus de contradictions patentes. "p1396

la psychologie de l'électeur
Si la majorité est aussi dangereuse, ce n'est pas par le simple fait qu'elle est la majorité. C'est en raison des sentiments de ceux qui la composent.
D'abord, nos auteurs s'alarment du laxisme avec lequel on donne le droit de vote aux personnes de plus en plus irresponsables :
Pareto : p1438). " Après tout, un idiot peut bien figurer parmi les électeurs parmi les entremetteurs, les délinquants et autres semblables gens qui votent allègrement "p502.
Hayek, quant à lui parle de : " la démocratie illimitée ou il est nécessaire de solliciter l'appui même des gens les plus méprisables moralement ".page à retrouver
Mais le problème principal réside dans la mentalité de l'électeur moyen auquel Schumpeter a consacré une section entière. Il se réfère d'abord à :
" Gustave le Bon, le fondateur, ou du moins le premier théoricien de la " psychologie des foules. En faisant ressortir, quoique avec exagération, les réalités du comportement humain quand il est influencé par une agglomération- notamment la disparition soudaine, sous l'empire de l'excitation, des contraintes morales et des manières civilisées de penser et de sentir, l'irruption brutale des impulsions primitives, des infantilismes et des propensions criminelles - l'auteur nous a mis en face de phénomènes sinistres que chacun connaissait, mais que personne ne désirait regarder en face, et il a du même coup porté un coup sérieux à la conception de la nature humaine sur laquelle repose la doctrine classique de la démocratie… "(p350)
" S'étant mis à regarder leurs phénomènes de plus près, les économistes ont fini par découvrir que, même dans les actes les plus courants de la vie quotidienne, les consommateurs ne répondent pas tout à fait à l'idée flatteuse que s'en faisaient les manuels d'économie politique "(p351)
" Ainsi, le citoyen typique, dès qu'il se mêle de politique, régresse à un niveau inférieur de fonctionnement mental. […] Il redevient un primitif. Sa pensé devient associative et affective. Or, une telle dégradation intellectuelle entraîne deux conséquences déplorables.
En premier lieu, même s'il ne se trouvait pas de partis politiques pour l'influencer, le citoyen typique tendrait, en matière d'affaires publiques, à céder à des préjugés et impulsions extra rationnels ou irrationnels. [… ]
De plus, et parce qu'il n'est pas entièrement dans le coup, notre citoyen se relâchera également de ses normes morales coutumières et laissera occasionnellement libre cours à ses sombres instincts que les conditions de la vie privée l'aident habituellement à refouler."(p357).
Hayek s'étend moins sur ce sujet, mais son opinion est fondamentalement la même :
" L'économie de marché leur est en grande partie incompréhensible ; ils n'ont jamais pratiqué les règles sur lesquelles elle repose, et ses résultats leur semblent irrationnels et immoraux. Ils n'y voient souvent qu'une structure arbitraire maintenue par quelque puissance malveillante. En conséquence, les instincts innés longtemps submergés ont refait surface. Leur revendication d'une juste distribution […] est ainsi un atavisme, fondé sur des émotions originelles.198
Hayek est particulièrement sévère pour les jeunes électeurs ayant grandi dans l'ambiance laxiste des années 1960-70 :
" Ces sauvages non domestiqués qui se représentent comme aliénés de quelque chose qu'ils n'ont jamais appris, et qui même, entreprennent de bâtir une " contre culture ", sont l'inévitable produit de l'éducation permissive qui se dérobe au pouvoir de transmettre le fardeau de la culture et se fie aux instincts naturels qui sont ceux du sauvage "209

La majorité contre les innovations
Cependant, le penchant le plus dangereux des individus qui composent la majorité, est leur intolérance avec quiconque ne partage pas leurs affects. Cette intolérance s'est d'abord manifestée sous une forme religieuse :
Schumpeter : " Supposons qu'une communauté, organisée selon les critères démocratiques approuvés par le lecteur, décide de persécuter les non-conformistes religieux… Par exemple les premières (tout au moins) des persécutions dirigées contre les chrétiens ont certainement été approuvées par l'opinion publique romaine, et n'auraient probablement pas été moins rigoureuses si Rome avait été une pure démocratie. La chasse aux sorciers nous offre un autre exemple. Loin d'être une invention diabolique des prêtres et des princes, qui, bien au contraire, y mirent un terme dès qu'ils crurent pouvoir le faire, cette pratique était enracinée dans l'âme profonde des masses "(p238-9)
Mais évidemment, ce qui intéresse le plus l'économiste, c'est l'opposition de la majorité à l'innovation économique et morale qu'apportent les entrepreneurs. De ce fait :
Hayek : " Dans une société ou l'esprit d'entreprise ne s'est pas encore répandu, si la majorité a le pouvoir d'interdire ce qui lui déplait, il est bien peu vraisemblable qu'elle permette à la concurrence de survenir. Je doute qu'un marché fonctionnant selon ses propres règles, ait jamais pu faire son apparition dans une démocratie illimitée, et il semble pour le moins probable que la démocratie illimitée le détruira là où il s'est développé "91
La philanthropie

Mais supposons que la majorité parvienne cependant à imposer son pouvoir. Que se passera-t-il alors ? Elle déchaînera ses pulsions sentimentales sous la forme de ce que Pareto appelle la " philanthropie ", ou, plus souvent " l'humanitarisme ".
Cette attitude mentale repose, pour Pareto, principalement sur deux sentiments :
1) La " Répugnance instinctive pour la souffrance d'autrui… Ce sentiment s'observe souvent chez les êtres faibles, veules, privés d'énergie "(p605)
2) " La 'tendance à s'imposer soi même un mal pour le bien d'autrui'. [ce sentiment] se manifeste chez les animaux comme chez les hommes, par une aide mutuelle et par la commune défense"p608
La combinaison de ces sentiments atteint :
" Les gens qui sont contaminés par l'humanitarisme "1397 P" Les romans de Georges Sand, les 'Misérables' de Victor Hugo, se sont largement vendus à des gens qui éprouvaient des sentiments semblables … Ces sentiments peuvent aussi agir de manière à pousser à la rébellion, aux attentats "p603.
Pour Pareto, l'humanitarisme est " une religion " qu'il compare à la religion polynésienne. Mais le pire, pour cet auteur élitiste est que : " La classe gouvernante tend à toujours plus d'humanitarisme "1401. Il nous semble qu'Hayek dit une chose semblable à propos du socialisme :
H" Les idées socialistes ont si profondément pénétré la mentalité générale de ces pseudo-libéraux qu'ils ne sont pas les seuls à déguiser leur socialisme par l'appellation qu'ils ont usurpée ; beaucoup de conservateurs ont adopté les idées et le langage socialistes… "p163
Le socialisme
Si l'utilitarisme est une expression possible de la sentimentalité, le socialisme en est bien entendu la principale manifestation :
Hayek : " le socialisme tout entier est un produit de la résurgence des instincts primitifs, alors même que ses principaux théoriciens sont trop raffinés pour s'illusionner au point de croire que ces vieux instincts pourraient être satisfaits en réinstaurant dans la société élargie les règles de conduite de l'homme primitif "202-3
Dans cette citation, Hayek semble faire une distinction entre les adeptes 'de base' du socialisme, qui veulent revenir à la vie primitive, et ses 'théoriciens' qui penseraient différemment. Il nous semble que cette distinction reprend celle que font les trois auteurs, entre un socialisme " scientifique" dont ils dénoncent les impasses logiques, et un socialisme " idyllique ", qui est en deçà de toute logique. Ainsi, Pareto écrit :
" Les réformateurs ". Ils disent et ils croient résoudre un problème objectif qui est celui ci : 'Quelle est la meilleure forme sociale ?' ; tandis qu'ils résolvent au contraire ce problème subjectif : " Quelle est la forme sociale qui plait le mieux à mes sentiments ? " 1350 S " nos grandes phrases sur la justice, l'égalité, etc.…, reviennent en gros, à dire : " telle type de société nous plait (ou nous déplait) "264 souligné par nous.
Ces phrases nous paraissent très importantes. En effet, Pareto dit que les préférences sociales n'ont pas de base objective. Mais son discours connote aussi l'idée que, de ce fait, elles sont illégitimes et qu'il faut évacuer les sentiments des choix publics. Et ce alors même qu'il reconnaît que ces choix sentimentaux sont très importants pour les individus.

Vers l'émeute
On pourrait croire que ce que vont reprocher les économistes au socialisme sentimental, c'est de paralyser l'économie avec les lois sociales, le droit du travail… Ils le font, en effet, mais il y a bien pire : Le déchaînement des sentiments, additionné pour Pareto, des frustrations des 'B' (la majorité des dominées), vont conduire au crime et à l'émeute. R.Aron remarque que " [pour Pareto] la sensiblerie humanitaire compromet l'ordre, annonce l'avènement des violents et permet de prévoir les grandes tueries "pXXIII
Nos trois auteurs dénoncent indifféremment les crimes crapuleux et les délits 'économiques' (grèves, 'coulage'…). En effet, ce qui est important à leurs yeux, c'est :
- que ces délits sont l'expression des passions primitives déchaînées.
- qu'ils sont exaltés jusqu'à l'émeute par le laxisme sentimental de l'opinion.
Pareto :
" Liabeuf, voleur, souteneur, assassin fut […] pleuré par de belles dames et de riches bourgeois qui s'adonnent au sort de la pitié tolstoïenne "(Systèmes socialistes ? p601)
" Supposons un pays ou la classe gouvernante A tende toujours plus à l'humanitarisme… et qu'en préparant le " règne de la raison ", elle devienne toujours moins capable d'user de la force, autrement dit qu'elle s'exonère du principal pouvoir des gouvernants. Ce pays s'achemine vers une ruine complète. "1401
Schumpeter
" le capitalisme, en raison de la logique même de sa civilisation a pour effet inévitable d'éduquer et de subventionner les professionnels de l'agitation sociale "(p204)
Hayek
" Je n'ai pas été étonné le moins du monde lorsque, d'après un reportage dans le Times, une récente conférence d'officiers de police supérieurs, ainsi que d'autres experts reconnurent qu'une notable proportion des terroristes d'aujourd'hui ont étudié la sociologie ou les sciences politiques "209

L'avenir

Face à l'anarchie et à la violence croissante, Pareto et Schumpeter en appellent par désespoir au socialisme autoritaire, seul capable à leurs yeux de restaurer la discipline et la morale. Pareto pense qu'une élite ouvrière est destinée à remplacer par la force l'élite bourgeoise décadente, Schumpeter, dans des pages assez étranges, salue l'interdiction du droit de grève et des conseils ouvriers dans l'union soviétique stalinienne. Hayek, qui assiste, au moment de la rédaction du tome III de " droit, législation et liberté " - à la victoire de ses idées, est plus optimiste. " Je suis à peu près certain que les jours de la démocratie illimités sont comptés "p160. Il sait que le régime d'assemblée sera bientôt remplacé par l'Etat de droit qu'il appelle de ses vœux.

Les économistes contre les sentiments

On voit que ce contre quoi Pareto, Schumpeter et Hayek luttent avec le plus de vigueur, ce n'est pas le socialisme mathématique à la Lange qui veut produire de manière consciente, la même chose qu'une économie de marché idéale. Ce n'est pas non plus le marchandage électoral et la recherche de rente par les intérêts groupés. Bien sûr, ces économistes luttent contre le socialisme 'scientifique' et contre les " rent seekers ". Hayek condamne également (et surtout) les ingénieurs économistes qui font du socialisme sans le savoir et qui pensent pouvoir 'intervenir' dans l'économie, sans se rendre compte que le marché forme un système.
Mais, disons, affectivement, leur véritable ennemi, ce sont les sentiments. Et plus exactement, ce sont les sentiments politiques, ceux que les individus éprouvent à l'égard de l'ensemble de la société. Il nous semble que Pareto Schumpeter et Hayek ont bien vu que ces sentiments étaient à l'origine des préférences sociales. Mais ils n'en parlent que pour les condamner comme étant fauteurs d'injustice et d'oppression.
Pour eux, l' " homme primitif ", tel qu'ils se le représentent, est l'incarnation de ces sentiments sociaux que les individus doivent refouler. Car pour eux, ces sentiments représentent le mal.

L'homme primitif et l'homme civilisé

Résumons dans un tableau, les oppositions entre l'homme primitif et l'homme civilisé selon les trois auteurs :


Bien que nos auteurs leur attachent de l'importance, les premières oppositions nous semblent moins convaincantes que les dernières.
En ce qui concerne l'origine des attitudes mentales, les économistes n'étant pas des généticiens, on peut penser que leur opposition entre l'innée et l'acquis, est d'abord rhétorique
En ce qui concerne les moyens utilisés, on pourrait broder sur la remarque de R.Aron déjà citée. Les moyens sont à priori indépendants des fins.
Restent donc les deux oppositions qui nous semblent importants : les buts, et les institutions qui leur correspondent. Ramenées à leur plus simple expression, et si on tient compte du fait que les règles constitutionnelles ont pour principal objet d'établir les règles du jeu de la concurrence, on peut les résumer ainsi :
sentiments / règle majoritaire <----> recherche du gain dans le jeu / concurrence
Les trois économistes que nous avons cités, ont, à notre avis très bien vu le lien entre les sentiments et la règle majoritaire, et plus encore le lien entre les sentiments et le désir d'agir consciemment en faveur du bien public. Par exemple :
" Il nous arrive à tous de sentir qu'il est excellent d'avoir un but commun avec nos proches, d'éprouver une joyeuse exaltation lorsque nous pouvons agir comme membres d'un groupe poursuivant des fins unanimes ; c'est là un instinct que nous avons hérité de la société tribale " (Hayek DLL T2 p134)
On voit que Hayek passe de " nos proches " à " les membres d'un groupe ". Il nous semble qu'il a bien vu que c'est quand nous considérons les autres membres de la société comme nos proches, que nous avons envie de participer avec eux à une action commune. Les sentiments que nous éprouvons envers les autres nous donnent envie d'avoir un but commun et d'y contribuer consciemment.
Reprenons l'exemple de la distribution de lait dans les écoles anglaises citée par Pareto. Une majorité, pour des raisons sentimentales (plus exactement, paternalistes) vote cette mesure. Elle pourra ensuite 'consciemment' (c'est à dire dans le but de nourrir les élèves) distribuer elle-même ce lait, ou confier cette distribution à des fonctionnaires dont elle imagine qu'ils partagent ses sentiments. Ajoutons en suivant Hayek, que le fait que le but soit 'commun' peut être, à l'heure de la distribution, un motif supplémentaire de satisfaction pour les membres de la majorité au pouvoir.

Le puritanisme anti-sentiments

Combattant ces sentiments, Pareto, Schumpeter et Hayek ont une attitude que l'on pourrait qualifier de puritanisme des sentiments. De même que le puritain voit dans toute sexualité de la violence, et dans toute morale le moyen de réprimer la lubricité, ces économistes voient dans toute sentimentalité de la violence, et dans toute morale le moyen de réprimer cette sentimentalité.
Dans ces conditions, imaginer que les individus ne se préoccupent pas du bien public, alors qu'il a été établi que l'intérêt pour le bien public était un mode d'expression des sentiments, est une manière de présenter des individus moralement dignes. Imaginer une société dans laquelle une certaine forme de bien public est atteinte, alors que les individus ne le recherchent pas, est une manière d'imaginer une cité vertueuse, dans laquelle les individus cherchent sainement à se procurer des biens et à prévaloir sur leurs concurrents, plutôt que de s'adonner à la sentimentalité. Nous pensons que le projet économiste de faire réaliser le bien public par des individus qui ne s'intéressent qu à leurs propres affaires, est un moyen de mettre en œuvre ce puritanisme.
On peut prendre comme exemple de cette attitude digne, l'échange économique décrit par J.Buchanan.
" Pendant l'été, à la sortie de Blacksburg, on trouve le long de la route un étal de fruits et de légumes frais. J'y achète des pastèques en une quantité que je choisis, et à des prix qui, par convention, sont fixés par le vendeur. Il y a rarement marchandage, et la transaction ne dure que quelques minutes… Je ne connais pas personnellement le vendeur, et je ne m'intéresse pas particulièrement à son bien être. Il a la même attitude envers moi. Je ne sais pas, et je n'ai pas besoin de savoir s'il est indigent, très riche, ou si son niveau de vie se situe entre ses deux extrêmes "(Buchanan LLp19).
Dans cet échange, les relations entre les deux individus sont purement instrumentales. La référence 'hayékienne' à l'économie de connaissance (" je n'ai pas besoin de savoir "), nous semble peu convaincante dans ce cadre bilatéral, mais en revanche, elle montre bien que les deux agents économiques sont des étrangers l'un pour l'autre. Buchanan ajoute d'ailleurs plus loin : " Peut être le marchand de fruits bat-il son cheval, tue - t-il des chiens ou mange - t- il des rats. Aucun de ces traits n'a à affecter mes relations strictement économiques avec lui "p21
On peut donc qualifier les relations entre les agents économiques comme des relations indifférentes. Dans ses relations de production et d'échange - et dans toutes ses relations si on se réfère à l'ensemble de l' " impérialisme économique "-, l'agent économique est indifférent à autrui. Ce qui est une autre manière de dire qu'il n'a pas de sentiments.
N'ayant pas de sentiments, il ne peut avoir d'opinion sur le bien public. Son seul souci est de tirer une satisfaction personnelle des biens dans le respect de la loi " Si j'avais la certitude que la loi ne reconnaît aucun droit au vendeur, je prendrais les pastèques et j'appellerai la police s'il essayait de m'en empêcher "p20.
Notre opinion est que, pour les économistes, ce type de relations humaines (ou plus exactement cette absence de relation) doit être la base de l'ordre social, car elle a une valeur fondamentale. C'est ce que nous allons essayer de montrer maintenant dans le cas de Hayek.

La priorité de la morale sur le bien être chez Hayek

Nous venons de voir que pour certains économistes, cette attitude avait une valeur en soi, comme composante d'une attitude morale plus large. Nous voudrions maintenant montrer à partir de quelques citations tirées de " droit, législation et liberté ", que, pour Hayek, cette morale " de la civilisation " est tellement importante, que le but des institutions économiques doit être de la promouvoir, quitte à sacrifier le bien être. Evidemment, Hayek en présente pas les choses de cette manière, mais nous souhaitons montrer que cette priorité de la morale sur le bien être est implicite dans sa pensée.
Considérons d'abord les deux citations suivantes :
" Pour la construire [la civilisation], l'homme a du rompre avec les comportements affectifs qui étaient bons pour la petite bande, et se soumettre aux sacrifices que la discipline de la liberté exige, mais qu'il déteste. "T3p201
" Cette idée qu'en un sens large les seuls liens qui maintiennent l'ensemble d'une grande société sont purement économiques a soulevé une grande résistance émotionnelle "T2p135
Il nous semble que ces citations éclairent le 'va et vient' de Hayek entre l'idée que le capitalisme est un 'ordre spontané' et l'idée qu'il doit être établi par la 'constitution de la liberté'.
D'après ces citations, en effet " l'homme " (les individus ?) déteste " la discipline de la liberté ". Mais d'ou vient elle cette discipline propre à la " grande société " ?
- Si la grande société découle d'un 'ordre spontané' résultant de l'histoire naturelle des sociétés humaines, il n'y a pas à discuter. Il serait aussi vain de juger le bien fondé de la disparition de la " horde primitive " que de juger du bien fondé de la disparition des dinosaures.
- Mais si la grande société a été établie, ou est maintenue, de manière délibérée par les rédacteurs d'une constitution, éclairés par les conseils bienveillants de l'économiste (voir le chapitre précédent), on peut alors s'interroger sur le bien fondé d'une constitution qui met en place une situation que les individus " détestent " et dont l'ordre qu'elle créé soulève une " grande résistance ".
Il y a donc un conflit de normes entre la liberté que Hayek revendique comme son but, et les préférences des individus, car des préférences basées sur des sentiments restent des préférences. Il y a donc un conflit entre la liberté et le bien être.
Chez les autres économistes, ce conflit de normes est désamorcé par le fait que, comme on l'a vu, les individus sont censés ne pas avoir d'opinions sur le bien public ni aucune préférence sociale.
Chez Pareto, Schumpeter et Hayek, ces préférences sociales sont reconnues, mais elles sont jugées contraires à " la liberté ", c'est à dire selon nous, au puritanisme moral dont nous venons de parler et que la concurrence marchande oblige les individus à respecter.

Il nous semble qu'au bout du compte, l'avantage principal de la 'grande société', c'est justement d'imposer la morale de la civilisation.
" Or le comportement rationnel n'est pas une prémisse de la théorie économique, bien qu'on présente souvent les choses ainsi. La thèse fondamentale de la théorie est, au contraire que la concurrence est ce qui oblige les gens à agir rationnellement pour pouvoir subsister. Elle se fonde, non pas sur la supposition que la plupart des participants au marché, ou même tous, sont rationnels - mais au contraire sur l'idée sur l'idée que ce sera généralement à travers la concurrence qu'un petit nombre d'individus relativement plus rationnels, mettront les autres dans la nécessité de devenir leurs émules en vue de prévaloir "DLLT3p89
Qu'est ce que le 'comportement rationnel' ? Pour Hayek, (comme pour Pareto et Schumpeter) le 'comportement rationnel' s'oppose au comportement 'affectif' ou 'sentimental'. Celui qui a un comportement rationnel a pour but de " prévaloir sur ses concurrents " au lieu d' agir pour réaliser " un but commun avec nos proches ". Donc la concurrence oblige les individus à renoncer à un comportement tribal pour adopter un comportement entrepreneurial. La concurrence est donc en quelque sorte une école obligeant les individus à adopter l'idéal moral que Hayek prête aux marchands.
Bien que Hayek ne donne pas davantage de détails, son affirmation évoque deux situations bien connues des économistes :
- la défection.
Dans un jeu non coopératif, celui qui fait défection manifeste un comportement 'plus rationnel', mais rend de ce fait la défection 'payante' pour les autres membres du groupes. Par exemple si des entreprises forment un cartel pour se partager un marché elles ont toutes intérêt à 'coopérer', c'est à dire à s'en tenir à leur part de marché. A partir du moment ou une entreprise fait défection, c'est à dire adopte une attitude de compétiteur, toutes les entreprises ont alors intérêt à faire défection à leur tour et à adopter le même comportement concurrentiel.
- l' " effet pervers ".
Chez les économistes, et surtout chez Hayek, les individus se retrouvent devant un résultat qu'ils n'ont pas recherché. C'est ce qui se passe dans cette citation : à la fin du processus, tous les individus adoptent un comportement 'rationnel', alors que ce n'était le but de personne au départ. Le comportement 'rationnel' est l'effet non voulu de la concurrence.
En partant ce ces deux idées, nous allons présenter une histoire illustrant le passage cité. Mais d'abord, nous rappelons de nouveau cette autre citation :
" Il nous arrive à tous de sentir qu'il est excellent d'avoir un but commun avec nos proches, d'éprouver une joyeuse exaltation lorsque nous pouvons agir comme membres d'un groupe poursuivant des fins unanimes ; c'est là un instinct que nous avons hérité de la société tribale " (Hayek DLL T2 p134)
Nous allons illustrer ces deux citations par un modèle très simple. Dans cette illustration, une société tribale de chasseurs effectue des chasses communes sans relation marchande et ils en éprouvent une joyeuse exaltation. Puis un chasseur apparaît et adopte un comportement 'rationnel' ne s'intéressant qu'à la quantité qu'il consomme et à l'effort qu'il fournit. De ce fait, les chasseurs sont tous contraints peu à peu à adopter le même comportement.
Notre but est de montrer que le processus évoqué par Hayek peut se traduire par une perte de bien être de chaque individu. Nous pensons que Hayek en était parfaitement conscient et c'est pour cela que nous disons qu'il donne la priorité à la morale (le comportement 'rationnel') sur le bien être.

Une illustration des propos de Hayek : la tribu primitive et l'entrepreneur

Imaginons une tribu primitive composée de deux chasseurs identiques i et j
soit i, un chasseur primitif.


En résumé, il y a 2 chasses en duo et chacune d'entre elle 'rapporte' à i 1/2 (la moitié de l'animal) et lui coûte sa contribution au 'coût de production' e, soit e/4 , et lui rapporte pra ailleurs une joyeuse exaltation j.e.
Chasser avec j est donc 'payant' pour i. Certes, il ne mange pas plus (puisqu'il doit partager les 2 animaux avec j). Mais il se fatigue deux fois moins.

L'esprit d'entreprise
Mais l'entrepreneur peut avoir une idée : il peut dire que le gibier qu'il voit est, de droit, à lui, mais qu'il est prêt à en négocier une part avec le chasseur resté exalté. Il propose donc d'embaucher en quelque sorte son compagnon exalté en échange d'une part de la viande. Il lui resterait bien sûr la part .



soit la même que la coopération avec joyeuse exaltation, mais si il n'y avait pas eu cette exaltation justement. Celui qui l'éprouvait voit sa satisfaction diminuée par la défection initiale de l'entrepreneur.

Donc la 'joyeuse exaltation' est en quelque sorte réprimée dans la 'grande société' puisque les individus qui pourraient l'éprouver sont privés des relations sociales dans lesquelles ils pouvaient la ressentir.
Cependant, dans un autre passage, Hayek semble dire que c'est non plus seulement le comportement des individus qui change, quand la concurrence s'installe, mais leur mentalité :
" Il suffit que quelques-uns uns - éventuellement venus du dehors -, deviennent estimés et puissants pour avoir essayé avec succès de nouvelles voies, et que l'on n'empêche pas de les imiter ceux qui le voudront ; si peu nombreux qu'ils soient au début, l'esprit d'entreprise émergera par la seule méthode qui puisse l'engendrer. La concurrence est tout autant une méthode pour produire des mentalités d'un certain type, que n'importe quoi d'autre ; " (DLLT3p90)
Dans ce cas, la concurrence de Hayek joue le même rôle que les prêcheurs de Buchanan : " produire des mentalités ". La concurrence marchande serait, pour les individus, une vaste école de rééducation morale par l'entreprise, productrice d'un esprit nouveau débarrassé des tares de l'ancienne mentalité tribale. La concurrence vue par Hayek pose alors le même problème que les prêcheurs de Buchanan et, au delà, de tout projet de rééducation morale des individus : celui de leur consentement. L'idée que ce processus est spontané (" émergera ") nous parait escamoter ce problème et est d'ailleurs en contradiction avec les projets constitutionnels de Hayek (voir le chapitre précédent).
Par ailleurs, il est hors de doute que pour Hayek la morale de la grande société doit être suivie par tous. Il écrit en effet dans l'épilogue de sa trilogie :
Nous ne pouvons pas non plus, par souci de fidélité à notre société, accepter comme également légitimes toutes les convictions morales qui sont professées avec une égale sincérité et reconnaître le droit à la vendetta, à l'infanticide, ni même au vol ; ni aucune autre croyance morale opposée à celle sur laquelle repose le fonctionnement de notre société. Ce qui fait d'un individu le membre d'une société et lui donne des droits en son sein, c'est qu'il obéit à ses règles. Des façons de voir entièrement contraires peuvent lui conférer des droits dans d'autres sociétés mais pas dans la notre.206
Dans cette phrase, " notre société " c'est la 'grande société' (au moment ou Hayek écrit ces lignes, en 1979, ses idées triomphent au Royaume Uni et aux Etats Unis). On remarque d'abord que la vendetta, l'infanticide et le vol sont des comportements et non des morales. On remarque ensuite que des convictions morales opposées à celle de la grande société (l'esprit d'entreprise) sont inacceptable aux yeux de Hayek. On remarque enfin que, au cas ou la concurrence n'aurait pas suffit à faire adopter à tous les individus 'la croyance morale sur laquelle repose notre société', les récalcitrants n'ont aucun droit. L'imposition de la morale semble être devenue le but à atteindre par tous les moyens.

 

Conclusion

Dans le chapitre 2 de cet ouvrage, nous avions vu comment Walras associait la justice sociale et une morale de l'effort.
Dans la première section de ce chapitre, nous avons vu comment Buchanan mettait la 'morale puritaine' au service du 'bien être'. Nous avons vu que ce 'bien être' n'était pas défini en théorie, mais qu'il se confondait aux yeux de l'auteur avec la production maximum associée à l'effort maximum.
Et dans la seconde section de ce chapitre, nous avons vu comment Pareto, Schumpeter et Hayek, voyaient dans la concurrence marchande, le moyen de dégager les individus des passions politiques et de promouvoir l'esprit d'entreprise.
Bien que Walras et Buchanan, insistent d'avantage sur l'épargne et le travail, Pareto et Schumpeter davantage sur le calcul rationnel, et Hayek davantage sur la concurrence, il nous semble que la morale de tous ces auteurs est fondamentalement la même : chacun doit chercher à " améliorer sa position " pour reprendre la formule de Walras, et ne pas éprouver de sentiments à propos de la situation sociale dans son ensemble. L'individu moral, en un mot, est celui qui s'occupe de ses propres affaires.
Mais en ce qui concerne la place prise par cette morale dans la pensée de ces auteurs, il y a une progression logique (pas historique) entre Walras Buchanan et Pareto/Schumpeter/Hayek.
Chez Walras, l'idéal moral de " responsabilité " est encore confondu avec l'idéal social de justice dans l'échange. On a vu que Walras voulait croire que l'échange marchand récompensait chacun à proportion de son talent et de ses efforts.
Chez Buchanan, l'idéal moral de labeur et d'épargne est séparé de l'idéal social (le bien être), mais il lui est encore subordonné en apparence. En apparence seulement, puisqu'on a vu que le bien être n'était amélioré que si l'adoption de la nouvelle norme morale était peu coûteuse pour les individus, ce qui laisse à penser que Buchanan apprécie également les 'vertus puritaines' pour elles mêmes.
Chez Hayek (et dans une moindre mesure chez Pareto et Schumpeter), la morale prêchée par les économistes apparaît en quelque sorte à l'état nu, dépouillée des costumes de la justice et du bien être : elle devient l'objectif à atteindre ; c'est la justice et le bien être qui lui sont subordonnés. La morale est le but suprême : elle est devenue une vertu.

Cette idée du capitalisme comme cité de la vertu est explicitement revendiquée dans le livre du théologien catholique Michaël Novak " catholic ethic and the spirit of capitalism ". Cela ne signifie pas que tous les théologiens catholiques sont partisans de l'esprit d'entreprise ; ni que des théologiens d'autres religions ne peuvent pas louer un tel esprit. Nous prenons simplement cet exemple afin de montrer la portée spirituelle de l'idéal moral des économistes.
Pour Novak, " Un esprit pluraliste fait une différence décisive entre le capitalisme démocratique et les autres formes de société, traditionnelle ou socialiste "p53 (l'auteur cite saint Augustin à ce propos). Cependant, (l'auteur se réclame ici de saint Jean de la Croix) " le bon usage de la liberté requiert d'apprendre quelque fois par la force, et malgré soi à se détacher de tout "p57. Certaines phrases du livre nous semblent inspirées très directement par Hayek. Par exemple :
" A l'opposé, les sociétés traditionnelle et socialiste offrent une vision monolithique. Elles insufflent dans toutes les activités une symbolique de solidarité. Le cœur humain a faim d'une telle nourriture. Des souvenirs ataviques hantent tous les gens libres "p59
Mais évidemment, c'est la concurrence qui retient le plus l'attention du théologien, qui rappelle en exergue, la phrase de l'évangile " il y aura beaucoup d'appelés et peu d'élus ".
" Saint Paul enjoint à tous de participer à la course, de se mesurer eux-mêmes aux difficultés comme il s'est mesuré lui-même à elles et de faire mieux si on le peut. C'est Dieu qui sera le juge […] La vie est soumise à jugement. Personne n'est égal à personne. Certains, qui reçoivent beaucoup de talents en tirent peu. D'autres, par contre, qui reçoivent beaucoup de talents, produisent plus qu'ils n'ont jamais reçu " p416
" Se faire concurrence, chercher ensemble un tel résultat tout en se le disputant, ne ressort pas du vice. C'est, en un sens, la forme que prend la vertu et un élément naturel de la croissance spirituelle et naturelle. La compétition est le jeu naturel de la personne libre. Tout effort est fondé sur la mesure de soi même par rapport à un idéal, et avec la sanction de quelque forme de jugement. Lorsque ce jugement est omnipotent et omniscient, une telle mesure sera plus précise que toute dissection sous un scalpel " p418
La principale justification de la vertu de la concurrence relève pour l'auteur de la " caritas ", l'amour chrétien. L'amour chrétien se distingue de l'amour profane, en ce qu'il traite autrui avec une égale considération, et en ce qu'il respecte sans paternalisme l'altérité irréductible de chacun. De ce fait,
" Le but le plus élevé de l'économie politique en capitalisme démocratique, est de se laisser envahir de Caritas. Dans un tel système, chaque personne est considérée comme une source première d'intelligence et de choix, d'action et d'amour."p430
Nous pensons que ces lignes écrites par le théologien révèlent le caractère à la fois ascétique et puritain de la morale économiste. Il nous semble que sous le nom de respect d'autrui, le berger des âmes demande aux individus de se détacher affectivement, de renoncer aux sentiments dans une forme de renoncement au monde. Le capitalisme est l'organisation sociale qui permettra aux individus d'atteindre ce renoncement et de purifier leurs cœurs.

Cependant, contrairement à Nowak, nous ne pensons pas la vertueuse cité capitaliste soit pluraliste, et encore moins qu'elle s'oppose au socialisme.
Il y a en effet une très grande parenté entre le capitalisme mystique de Hayek (et finalement de tous les économistes) et le socialisme mystique d' Ernesto Guevara.
La 'grande société' de Hayek est en effet tout aussi unanimiste que la société communiste rêvée par Guevara,
Dans la société communiste de Guevara, les individus sont unis par leur volonté commune d'assurer " la victoire du socialisme ".
Dans la 'grande société' de Hayek, les individus ne diffèrent que par leur goûts. Ils partagent les mêmes valeurs, les valeurs incarnées par la " constitution de la liberté ". Ils sont unis par les règles du 'jeu de la catallaxie', considérées non comme un moyen mais comme une fin morale. Le but suprême de la concurrence est finalement de créer un " homme nouveau " pour reprendre la fameuse expression de Guevara.
Evidemment, Guevara et Hayek divergent totalement sur la morale qui sera celle de l'humanité régénérée. Pour Guevara, c'est le sacrifice au bien commun. Pour Hayek, c'est tout au contraire la non ingérence sociale. Mais il nous semble que pour tous deux, l'objet de la construction sociale n'est pas d'augmenter le bien être ; c'est de contraindre les individus à devenir vertueux. Le penseur social devient le créateur d'une humanité nouvelle, il devient Dieu.
Dans son introduction à la publication d'un choix de discours d'Ernesto Guevara, François Maspero écrivait que le but ultime de Guevara et des socialistes cubains était de créer sur cette terre une cité augustinienne. Nous pensons que le but ultime de Hayek est des économistes n'est pas différent. Il est vrai que le mal des uns est le bien des autres et réciproquement, mais chaque prophète définit le bien à son image et le mal à l'image de ceux qui ne lui ressemblent pas.

 
 

 
 

1. Sur ce point, la production d'un bien privé à rendement croissants, diffère de la production d'un bien public sur lequel Buchanan s'appui implicitement pour présenter un 'dilemme du prisonnier' (voir paragraphe suivant).

2. On laisse de côté la figure 15.2 qui représente le cas ou une partie a intérêt à modifier unilatéralement les préférences de l'autre.

3. Il y a cependant une différence : dans la figure 15.1 la stratégie strictement dominante est la défection, alors que dans la figure 15.3, c'est la coopération.

4. Il nous semble qu'implicitement, dans l'exemple de Buchanan, les prêches permettent de produire un bien public, mais qu'ils sont eux même des biens privés.

5. A ce sujet, il nous semble qu'il ne reste plus à Buchanan, dans la lignée de sa morale, qu'à réinventer la religion.
En effet, quel meilleur superviseur que Dieu qui voit tout et entend tout ? On pourrait donc imaginer une histoire dans laquelle des contractants s'engagent réciproquement à s'exposer aux prêches de religieux. Par la suite, lors des transactions, chacun pourrait, en affichant sa foi, signaler ainsi qu'il craint Dieu, et qu'il est donc travailleur, tempérant, et digne de confiance.

6. R.Axelrod: "An evolutionary approach to norms", American Political Science Review, 80 (December 1986), pp 1095-1111.

7. stratégie qui consiste, si l'autre joueur coopère en n, à coopérer en n+1 et si l'autre joueur fait défection en n, à faire défection en n+1.

8. stratégie qui consiste, si l'autre joueur fait defection en n, à faire defection à partir de n+1 jusqu'à l'infini.

9. C.Ulanher : " Rational turnout models : the neglected role of groups ", American journal of political science, 35 (August 19991), pp 758-776.

10. Ernst Fehr & Simon Gätcher : "Altruistic punishment in humans", Nature vol 415, January 2002, pp 137-140.

11. Les auteurs mentionnent deux autres articles d'Axelrod, d'une orientation plus biologique.

12. Il nous semble significatif que cet article soit contemporain de lois autorisant la dénonciation anonyme en matière pénale en France, et en matière pénale, fiscale et sociale, au Royaume Uni. L'illustration la plus immédiate du punisseur altruiste serait d'ailleurs donnée par un individu qui prend sur son temps pour dénoncer au fisc, son voisin qui ne paie pas l'impôt destiné à payer le service public.

13. Dans ces conditions d'ailleurs, le mot d' " altruisme " nous semble déplacé. En effet, en économie, un agent i est altruiste (bienveillant), si son utilité est corrélée positivement avec l'utilité de j. Or l'utilité du " punisseur altruiste " est corrélée négativement avec l'utilité du " free rider " et non corrélée avec l'utilité des membres de l'équipe qui coopèrent, si son but n'est pas l'intérêt général du groupe. Il nous semble qu'il serait plus adapté de perler de punisseurs moraux, puisqu'ils agissent dans le but de faire respecter le comportement de coopération..

14. En fait, la présentation de l'article permet de laisser cette question dans l'ombre puisque son but affiché est d'expliquer " l'origine de la coopération " (mais sans que les implications évolutionnistes que suggère cette présentation soient traitées).

15. Pourtant, au sens strict, la 'rationalité' signifie seulement que l'individu est capable de classer des paniers individuels ou des états sociaux.

16. Certaines citations de Pareto sont également tirées de deux autres de ses ouvrages :
" Manuel d'économie politique " et " Systèmes socialistes "

17. quand c'est le cas, nous le mentionnons.
Nous ne résistons cependant pas à une comparaison entre la vision de l'histoire de ces trois auteurs, et une nouvelle fantastique de H.P.Lovecraft : " Le cauchemar d'Insmouth ". Dans cette horrible histoire, le narrateur est égaré dans une petite ville portuaire reculée. Les habitants semblent des hommes, mais il se révèle peu à peu qu'ils sont également les descendants de monstres primitifs venus des profondeurs. Au fur et à mesure que la nuit avance, leur caractère bestial reprend le dessus, ainsi que leurs traits monstrueux, et organisant finalement une fête barbare, ils replongent dans les abysses.

18. Paulo.T Pereira : " From schumpeterian democracy to constitutional democraty" constitutional economics march 2000 pp69-87

19. Dans le cas contraire, le résultat est asymétrique : le chasseur exalté partage avec l'entrepreneur le gibier qu'il a vu et l'entrepreneur chasse seul son propre gibier

 
 
     
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